C'était donc au petit matin, cette nuit-là. J'habitais chez les Farges, j'avais six ans et j'étais dans mon lit lorsque j'ai été réveillé par des bruits dans la maison. Il y avait beaucoup de monde dans le couloir. J'étais frappé par cette présence de soldats et d'officiers – et surtout de policiers français en civil, avec leurs lunettes noires, leurs chapeaux et leurs revolvers – je trouvais absurde qu'ils aient des lunettes noires la nuit, ça m'intriguait. J'ai alors pensé que les adultes n'étaient pas des gens très sérieux – je n'ai d'ailleurs pas changé d'avis depuis ! – et dans le couloir il y avait aussi des soldats allemands en armes, qui semblaient gênés puisqu'ils regardaient le plafond. Ils regardaient en l'air, peut-être – j'espère – parce qu'ils avaient honte d'arrêter un enfant de six ans et demi. J'espère que c'est ça, mais je n'en suis pas sûr !
Je me rappelle bien la scène, je la revois encore : la rue barrée par les soldats allemands et des policiers français. Là devant, des tractions-avant et, plus loin, des camions remplis de gens. On m'a alors demandé de monter dans une traction. On m'y a poussé et, dans cette voiture, j'ai été surpris, parce qu'il y avait déjà un homme à l'intérieur, qui pleurait. Je le regardais pleurer et j'étais fasciné par sa glotte. Il avait une grosse glotte qui montait et qui descendait. Quand il pleurait, sa glotte s'agitait et je trouvais ça très intéressant. C'est ce qui m'a le plus marqué ce jour-là.
De ce moment qui, pour beaucoup, aurait été terrifiant, je n'ai aucun souvenir d'angoisse, ni le souvenir d'avoir eu peur. Je me souviens seulement avoir pensé que les adultes étaient vraiment absurdes. Tant d'armes, tant d'hommes, tant de camions pour arrêter un enfant ! Je trouvais ça stupide. Je me demande encore si je n'avais pas raison. Dans un monde d'enfant, ce qui est intéressant ce sont les détails anodins qui permettent de se détourner de la logique des adultes. C'est par exemple les lunettes noires la nuit, c'est la glotte qui monte et qui descend. Ça, c'est intéressant ! Tandis que les motivations politiques, idéologiques ou religieuses, je n'y avais pas accès. Je ne comprenais rien à tout cela, ça ne faisait pas partie de mon monde.
Dans un monde d'enfant, il y a des vêtements, des sourires, la gentillesse, la méchanceté... mais pas d'idéologie, ni même de religion, sauf pour faire une déclaration d'amour à ses parents en partageant leurs croyances. Moi, je n'avais plus de père depuis déjà cinq ans et plus de mère depuis deux ans.
Extrait de Je me souviens..., Boris Cyrulnik, 2009
Portrait d'Aco en costume de zouave, Maurice Denis, 1920
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