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Souvenir d'un veau

Cosmopolitisme et Hospitalité, voici deux mots que j'ai envie de faire chanter aujourd'hui. Ils ont l'air un peu ancien. Mais le temps est vaste. Et le présent est partout. D'abord la montagne, où se touchent ciel et terre, comme gambade en liberté. Un air de folie à cueillir comme une fleur de printemps à un pas du gouffre, présent partout aussi. Et un sourire irrésistible, celui d'un écrivain, un des plus graves et des plus cristallins que je connaisse, l'irremplaçable ami John Berger, pas ami personnel, ami universel, grand écrivain activiste et artiste, je lui vois ces trois dimensions indissociables. Né à Londres en 1926, il a vécu une grande partie de sa vie, jusqu'à son terme il y a quelques années, près des paysans qui lui ont fait place parmi eux dans un hameau de Haute-Savoie, tout en poursuivant son œuvre et ses relations dans le monde. Ces paysans, il les a souvent fait entrer dans ses livres : dans la montagne on vit avec ce qui vous entoure. L&
Articles récents

Côté mer

  Il y avait bien une heure que le car roulait sur la route de corniche quand une inquiétude me prit sur sa destination. Je ne savais à peu près rien de l’oncle qui allait m’accueillir. Je m’étonnais de n’avoir encore jamais cherché à me représenter son visage. Lorsque, huit jours plus tôt, mes parents m’avaient transmis, avec une décourageante tiédeur, sa proposition de m’héberger pour la durée des vacances, je n’avais pas eu une pensée pour l’inconnu. Ce n’était pas lui, c’était la mer qui m’invitait à glisser indéfiniment, entre deux traînes d’écume, d’atterrages secrets en anses paradisiaques. Le car semblait ne devoir jamais finir de louvoyer au-dessus de calanques abruptes et tortueuses. Du dernier point qu’atteignait la route, il faudrait encore une heure de marche pour arriver jusqu’au hameau maritime où j’étais attendu. C’était, disait-on, un minuscule village dédaigné par l’enfance et la jeunesse. Les gens que j’y verrais seraient sans doute pareils au gros homme qui, assis à

Dans le fleuve d'Héraclite

  Dans le fleuve d'Héraclite poisson pêche poissons, poisson équarrit poisson avec poisson tranchant, poisson construit poisson, poisson habite poisson, poisson s'enfuit de poisson assiégé. Dans le fleuve d'Héraclite poisson aime poisson, tes yeux, dit-il, brillent comme poissons au ciel, je veux nager avec toi jusqu'à la mer commune, ô, toi, la plus belle du banc. Dans le fleuve d'Héraclite poisson inventa poisson des poissons, poisson se met à genoux devant poisson, et chante, et prie pour que poisson lui accorde une nage légère. Dans le fleuve d'Héraclite moi poisson singulier, moi poisson distinct, (ne serait-ce que de poisson-arbre et de poisson-rocher), j'écris à mes heures petits poissons à l'écaille si furtivement argentée, que c'est peut-être la nuit qui cligne des yeux, perplexe ? poème de Wislawa Szymborska, traduit du polonais par Piotr Kaminski Quelques extraits du commentaire que Marcel Conche a fait de ce poème, dans Présence de la nat

La neige

    Cet hiver-là, la neige délirait bonnement sous un ciel d’étain. Poudrant chaque branche, chaque herbe ; mûrissant toutes ses magies. Et il me semblait que les malades aussi, même les plus dolents, même les plus amers, même les plus tristes, étaient distraits. Comme réconciliés de tant de bijouterie, de calme, de silence : ce tombé blanc, cette carole. Et elle tombait, elle tombait, la neige. Oui, plus personne n’avait sa voix de bile et les salles de l’hôtel-Dieu, moelleuses comme un œuf, ne résonnaient plus des plaintes, des râles. En tout cas, une certaine paix régnait, je crois. Ma Dame, j’étais heureux, car Chauliac m’avait appris à réduire les fractures, en usant d’une voie nouvelle. Avec des bandes de lin mouillées de blanc d’œuf, sur un cataplasme de feuilles de consoude ; le tout mis sur la brisure ; ça on savait. Mais la nouveauté, c’est que pour éviter que l’os ne soit ressoudé de travers, l’os de la jambe, par exemple, il fallait le maintenir en l’air, libé

Un rappel

  Retour à Lemberg Un livre essentiel, qui concerne la seconde guerre mondiale, et permet aussi de suivre, à travers la vie et l'action de nombreux protagonistes, l'histoire, presque pas à pas, de l'élaboration des concepts juridiques de "crime contre l'humanité" et de "génocide", apparus si indispensables et complémentaires lors du procès de Nuremberg, et dès lors censés, sinon nous protéger, répondre et nous opposer à notre fléau fratricide. La reconnaissance de ces crimes par la justice internationale est une victoire chèrement acquise, elle n'est malheureusement pas une garantie et on ne saurait méconnaître la complexité toujours renouvelée qu'elle offre à notre vigilance, comme le rappelle Philippe Sands dans son épilogue du livre, dont voici un court extrait : Les procès se succèdent, comme les crimes eux-mêmes. Aujourd'hui, je travaille sur des cas impliquant le génocide ou les crimes contre l'humanité en Serbie, en Croatie, en

Le portrait d'Oriane G.

   Au sud de la ville, nous avons un beau cimetière qui occupe tout un versant de colline face à la mer. Je peux dire « nous avons » car la plupart des nôtres y sont déjà. L’été dernier, c’était le tour de ce cher vieil Edmond. Il avait bien choisi sa dernière demeure, tout en haut. Le point de vue, malgré quelques accrocs récents, y est encore assez agréable. Après la cérémonie je m’y étais attardé, aussi croyais-je être resté seul à descendre vers la sortie peu fréquentée qui donne sur la route du littoral. Au moment de pousser la grille de clôture, jetant un regard en arrière, je vis venir vers moi, par un escalier resserré entre les monuments funéraires, une femme très corpulente, à l’élégance trop marquée pour la circonstance comme pour son âge. Comme emportée par la brise qui soufflait dans les bouillonnés de l’ample robe de soie grège et l’étole d’organdi parme, cette rondeur prit en descendant les marches un ballant qui me suggéra l’image d’une montgolfière d’apparat au moment

Quartier libre

   J'ai mis mon képi dans la cage et je suis sorti avec l'oiseau sur la tête Alors on ne salue plus a demandé le commandant Non on ne salue plus a répondu l'oiseau Ah bon excusez-moi je croyais qu'on saluait a dit le commandant Vous êtes tout excusé tout le monde peut se tromper a dit l'oiseau.    Jacques Prévert, Paroles                                              Karel Appel, Circus