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Articles

Affichage des articles associés au libellé Claude Simon

Leçon de choses

  Mouvance des remous, vigilance des éclats. Tout miroite, tout change, s'immobilise, se substitue, réapparaît. Les phrases de Claude Simon contiennent tout le livre. Les promeneurs font une nouvelle halte en haut de la falaise. Assis sur l'herbe, ils contemplent l'immensité à la fois immobile et mouvante qui s'étend devant eux. L'homme s'est assis à l'extrême bord, les jambes repliées, les pointes de ses souliers dépassant dans le vide. Il a posé sa canne à côté de lui et déployé sur ses cuisses le journal dont parfois le vent retrousse ou rabat l'un des coins. Il fait semblant de lire mais, en fait, ne parcourt que distraitement les titres, laissant le plus souvent errer son regard au-delà. Tout en bas, comme du haut d'une maison de plusieurs étages, on peut voir la grève d'où la mer s'est retirée laissant à découvert un tapis de galets dont la couleur change suivant une ligne qui correspond à la limite atteinte par le flot à marée haute, t...

Un art expressionniste (3)

 Le tramway porte, transporte, fait apparaître et traverse toutes sortes de paysages. Et finalement, ces lieux, ces personnages, ces événements racontés et décrits avec ce choix de couleurs (ou de noir et blanc), cette forme de touches ou d'empâtements comme ferait un peintre, ne laissent aucun doute : c'est bien la mémoire — ou plutôt le regard qui en est né — qui s'exprime là. En plus de cette chatte dont elle tuait les petits avec une intraitable sauvagerie et de ce frère au crâne dégarni et livide, cette bonne à l'étroit visage ravagé d'un jaune terreux empreint de cette expression farouche (comme si elle avait subi quelque inoubliable offense pire que la pauvreté, peut-être (sait-on jamais dans ces villages perdus ?) quelque chose, était enfant, comme un viol — ou plutôt, plus probablement, non pas un viol dans sa chair mais comme si la vie elle-même avait une fois pour toutes porté en elle une atteinte irréparable) partageait non pas à proprement parler son a...

Un art expressionniste (2)

Le tramway porte, transporte, fait apparaître et traverse toutes sortes de paysages. Ici ce sont des spectres récurrents de personnages, des animaux victimisés encore, des scènes saisissantes qui sont les outils servant à l'écrivain à créer le texte à partir de sa mémoire revisitée. Ce même et long visage d'Erinye en permanence empreint d'une expression d'outrage dont elle semblait ne jamais se départir, que ce fût pour soigner maman avec cette sorte de farouche tendresse ou (apparaissant dans la pénombre de la cuisine à la lueur changeante des flammes) lorsqu'elle contemplait les soubresauts de ces rats qu'elle brûlait vivants (ce qui, raconté par les enfants, lui fut sévèrement interdit — en dépit de quoi (mais sans témoins) elle continua sans doute de le faire), ou encore, toujours indignée et inflexible malgré nos pleurs et nos supplications lorsqu'elle tuait l'un après l'autre en les jetant avec violence contre le mur de la cour les...

Un art expressionniste (1)

Le tramway porte, transporte, fait apparaître, traverse toutes sortes de paysages. Ici c'est un lieu particulièrement minéral, des animaux particulièrement victimisés, qui sont les outils descriptifs servant à l'écrivain à créer le texte à partir de sa mémoire revisitée.   [...] le mari de ma tante nous amena en auto avec elle jusqu'à un hameau, si l'on peut donner ce nom au rassemblement de quelques maisons plus ou moins délabrées (même pas, comme on peut encore en voir en haute montagne, faites de pierres sèches et couvertes de lloses : sommaires, enduites d'un sordide crépi grisâtre, le toit fait de tuiles mécaniques) au flanc pierreux de la montagne (à peu près à la hauteur où, au début de l'automne on pouvait, de la plaine, voir les premières neiges), le (comment dire : hameau ?) apparemment déserté, quoique à cette heure on eût pu penser que les hommes étaient aux champs (mais il n'y avait pas de champs : seulement des pierres...), sauf tr...
  1919 Elles allaient d'un village à l'autre, et dans chacun (ou du moins ce qu'il en restait) d'une maison à l'autre, parfois une ferme en plein champ qu'on leur indiquait, qu'elles gagnaient en se tordant les pieds dans les mauvais chemins, leurs chaussures de ville souillées d'une boue jaune que l'une des deux sœurs parfois essuyait maladroitement à l'aide d'une touffe d'herbe, tenant de l'autre main son gant noir, penchée comme une servante, parlant d'une voix grondeuse à la veuve qui posait avec impatience son pied sur une pierre ou une borne, la laissant faire tandis qu'elle continuait à scruter avidement des yeux le paysage, les prés détrempés, les champs que depuis cinq ans aucune charrue n'avait retournés, les bois où subsistait ici et là une tache de vert, parfois un arbre seul, parfois seulement une branche sur laquelle avaient repoussé quelques rameaux crevant l'écorce déchiquetée. Cette phrase, c'est c...

Leçon de choses

De là où elles sont assises les femmes ne peuvent pas voir la grève. Au-dessus du sommet de la falaise apparaissent parfois des mouettes qui s'élèvent lentement dans l'air, sans un battement d'ailes, restent un instant suspendues sur place, puis se laissent glisser sur le côté et disparaissent, de nouveau remplacées par d'autres. Le bateau dont on ne distinguait tout à l'heure que la voile sur l'étendue moirée s'est maintenant rapproché et, quoique encore lointain, on peut voir sa coque ainsi que, par moments, l'éclat blanc de l'écume qui rejaillit sous son étrave. Très loin, sur l'horizon, est posé un vapeur, un cargo sans doute car on n'aperçoit que les trois masses formées par son gaillard d'avant, son gaillard d'arrière et, au milieu, son château, comme détachées l'une de l'autre, comme ces insectes dont le thorax n'est relié à l'abdomen que par un corselet aussi mince qu'un fil. Il ne bouge pas. A cette dist...

Les Géorgiques

Puis soudain comme sourd tout à coup — ou ce qui dut d'abord lui sembler comme la surdité, une infirmité de plus, une supplémentaire disgrâce, c'est-à-dire, pour la première fois depuis vingt-deux ans, entendant (pouvant, ayant la permission d'entendre) le silence ou plutôt ces menues manifestations du silence que sont les froissements des herbes, des feuilles, les invisibles cheminements d'insectes, cette confuse rumeur faite d'infimes bruissements, d'infimes palpitations : depuis des années il n'avait pas entendu (pas entendu qu'il entendait) chanter un oiseau, senti (ne s'était pas permis de sentir) le froid, le chaud : le vieux corps usé percevant maintenant la tiédeur du soleil d'hiver, le parfum d'ozone de l'air glacé, les craquements ténus du gel, l'odorante fraîcheur des nuits de printemps, les voix des rossignols, les senteurs des foins coupés, des feuilles pourrissantes à l'automne, des chaumes brûlés, l'appel du c...

transpar tances

Rester dans la cabine (par où il fallait d'ailleurs passer pour pénétrer dans le tramway) au lieu d'aller s'asseoir à l'intérieur sur les banquettes, semblait être une sorte de privilège non seulement pour mon esprit d'enfant mais aussi, à l'évidence, de ceux des deux ou trois voyageurs qui, méprisant de même les banquettes, s'y trouvaient régulièrement, non pas sans doute pénétrés comme moi de l'importance du lieu, mais, simplement, parce qu'il était permis d'y fumer, à l'exemple du conducteur apparemment taciturne – ou contraint au silence, comme en témoignait dans un franco-anglais approximatif l'inscription : "Défense de parler au wattman" qui faisait en quelque sorte de lui un personnage à la fois assez misérable, d'une caste inférieure, condamné à une muette solitude, en même temps que nimbé d'une aura de pouvoir, comme ces rois ou ces potentats de tragédie auxquels il était interdit par un sévère protocole (et p...

qui répétait sans fin et après et avant Histoire

Chez un bouquiniste, il acheta les quinze ou vingt tomes de La Comédie humaine reliés d'un maroquain brun-rouge qu'il lut patiemment, sans plaisir, l'un après l'autre, sans en omettre un seul, en écoutant le vent frotter les toits avec bruit, faire battre quelque part un volet. En dehors de rares parents, il ne connaissait dans la ville qu'un vieux peintre perpétuellement ivre qui répétait sans fin les mêmes vergers de pêchers en fleurs et chez lequel il rencontra quelques gens échoués là comme lui. Peu à peu il changeait. Il recommença à lire les journaux, regardant les cartes qu'ils publiaient, les noms des villes, des côtes ou des déserts où continuaient à se livrer des batailles. Un soir il s'assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C'était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L'une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les ...

Peu à peu... et avant Le tramway

Il ne lisait rien, même pas un journal, regardait d'un oeil froid, parfaitement indifférent, lorsque l'une des vieilles femmes lui tendait celui du jour, les titres annonçant des bombardements, des batailles d'avions ou des torpillages de navires, parcourait les nouvelles des villages de la région, la chronique sportive, le tout en pas beaucoup plus de cinq minutes, repliait le journal et le posait sur la table. Un jour il acheta cependant un carton à dessin, du papier, deux pinces et, au cours de ses promenades, il s'asseyait quelque part et entreprenait de dessiner, copier avec le plus d'exactitude possible, les feuilles d'un rameau, un roseau, une touffe d'herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure. Les feuilles encore accrochées aux sarments des vignes étaient d'une intense couleur pourpre, parfois roses, parfois vertes encore, du moins le long des nervures. Une pourriture jaune o...

Quelques pages avant la fin : L'acacia

Dans les crépuscules vaporeux et roux de l'automne, un faible vent étirait en longues traînées bleutées les fumées des feux odorants où brûlaient les feuilles mortes. Les vignes achevaient de se dépouiller, laissant de nouveau apparaître la terre, entrecroisant leurs sarments nus d'un brun orangé. Les routes étaient désertes. Il n'y passait que de rares camions dont on pouvait entendre de loin le bruit croître puis décroître dans le silence. Tout était paisible, intact, inchangé. Il se couchait tôt : ou bien il s'endormait tout de suite ou bien, si le sommeil tardait trop, il se levait, s'habillait, sortait silencieusement et retournait au bordel. Si la fille rousse était prise, il attendait paisiblement en fumant des cigarettes ou échangeait quelques mots avec l'une ou l'autre des femmes dans le diminutif de vocabulaire dont elles disposaient (le même dont il usait depuis quatorze mois avec les cavaliers de son escadron ou les prisonniers dans la baraque)...