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Articles

Affichage des articles associés au libellé Isabelle Pouchin

Les yeux

  Parmi "les confidences d'un père", l'histoire de Momus, apparaît dans le roman d'Isabelle Pouchin. Tout à fait insolite et sans rapport apparent avec l'histoire, elle l'éclaire pourtant d'un feu singulier. Et elle n'est pas sans projeter sa lumière sur les propos d'Alberto Giacometti que rapporte Yves Bonnefoy : « J'ai toujours eu l'impression ou le sentiment de la fragilité des êtres vivants, déclare Alberto : comme s'il fallait une énergie formidable pour qu'ils puissent tenir debout. Il dit encore : c'est la tête qui est l'essentiel — la tête, cette négation par les yeux de la boîte vide qu'est en puissance le crâne. » Momus, c’est un ami du dieu Vulcain, un ami attentionné, le chic type qui s’intéresse toujours à ce que vous faites. Or Vulcain reçoit l’ordre suivant : façonner une statue d’argile, laquelle servira d’étalon aux futurs hommes. Car Jupiter a des envies d’homme. Il s’applique, Vulcain ; l’ouvra...

La neige

    Cet hiver-là, la neige délirait bonnement sous un ciel d’étain. Poudrant chaque branche, chaque herbe ; mûrissant toutes ses magies. Et il me semblait que les malades aussi, même les plus dolents, même les plus amers, même les plus tristes, étaient distraits. Comme réconciliés de tant de bijouterie, de calme, de silence : ce tombé blanc, cette carole. Et elle tombait, elle tombait, la neige. Oui, plus personne n’avait sa voix de bile et les salles de l’hôtel-Dieu, moelleuses comme un œuf, ne résonnaient plus des plaintes, des râles. En tout cas, une certaine paix régnait, je crois. Ma Dame, j’étais heureux, car Chauliac m’avait appris à réduire les fractures, en usant d’une voie nouvelle. Avec des bandes de lin mouillées de blanc d’œuf, sur un cataplasme de feuilles de consoude ; le tout mis sur la brisure ; ça on savait. Mais la nouveauté, c’est que pour éviter que l’os ne soit ressoudé de travers, l’os de la jambe, par exemple, il fallait le maintenir en l’...

Tchaikovsky, ré majeur, op.35

  Pourquoi Ludo n’avait-il jamais faim ? Qu’est-ce que c’est la faim, au juste? Un instinct ou autre chose, Ludo avait faim de violon, pas du reste. Était-ce encore de la faim ? Et est-ce qu’on a le droit de perfuser un enfant par tous les pores, pour le nourrir ? Chaque jour, je me penche sur le violon de Ludo ; je caresse son ventre de chiot. Je pince les cordes. Je passe et repasse ma paume sur le dos : voilà que ce pain-là rassasiait Ludo. Mais nous ne comprenions pas, sa mère et moi. Et nous ne comprenons toujours pas ce que Ludo appelait le fruit d’or. Il employait une autre expression aussi, qui revenait souvent dans ses propos : l’œuf. « Tu vois, papa, David Oïstrakh, quand il joue le concerto en ré majeur de Tchaïkovski, c’est un dieu vraiment, c’est le plus grand. Il le tient au chaud dans son violon, l’œuf ; il le couve. C’est rond, plein et plus personne, en l’écoutant, ne triture sa pensée en questions douloureuses. Écoute ! Tu sais, j’ai comparé avec les autres interp...

Le médecin d'Avignon

     Il y en a qui pensent que vous n’auriez pas dû. Mais voilà, vous quittez Avignon, en mai 1349, par un après-midi radieux, après avoir salué votre confrère et maître, le grand chirurgien Guy de Chauliac. Lequel a cherché, en vain, à vous dissuader de ce départ précipité et très circonstanciel. Non pas que vous ne méditiez pas ce départ depuis longtemps : vous êtes las de la ville, du métier, des uns et des autres. De tout. Il vous semble qu’un long voyage à pied pourrait réparer. Ou relancer. Enfin, vous ne savez plus trop.    Aller vers le nord demeure votre seul objectif ; le reste se décidera en route. Le temps fera aussi la chose, peut-être.    De toute façon, un homme failli ne manque à personne, songez-vous.     Vous longez les berges du Rhône, longtemps, plutôt que d’emprunter la voie carrossable : vous voulez être seul. Vous marchez à travers les pâtis, les bosquets, les gâtines, la plaine, grasse    La...

Des siècles fauchés

  Je sais Cet hiver-là, la neige délirait bonnement sous un ciel d’étain. Poudrant chaque branche, chaque herbe ; mûrissant toutes ses magies. Et il me semblait que les malades aussi, même les plus dolents, même les plus amers, même les plus tristes, étaient distraits. Comme réconciliés de tant de bijouterie, de calme, de silence : ce tombé blanc, cette carole. Et elle tombait, elle tombait, la neige. Oui, plus personne n’avait sa voix de bile et les salles de l’hôtel-Dieu, moelleuses comme un œuf, ne résonnaient plus des plaintes, des râles. En tout cas, une certaine paix régnait, je crois. Ma Dame, j’étais heureux, car Chauliac m’avait appris à réduire les fractures, en usant d’une voie nouvelle. Avec des bandes de lin mouillées de blanc d’œuf, sur un cataplasme de feuilles de consoude ; le tout mis sur la brisure ; ça on savait. Mais la nouveauté, c’est que pour éviter que l’os ne soit ressoudé de travers, l’os de la jambe, par exemple, il fallait le maintenir en l’air, libéré d...

La photo en noir et blanc

Isabelle Pouchin dans "Les larmes amères d'Hélène" met en scène cette femme très âgée, prisonnière plus ou moins de son lit, et Julie, la jeune femme qui vient l'aider pour les nécessités de sa vie quotidienne. En attendant Julie qui tarde tellement à venir ce soir-là, Hélène ressasse leurs dialogues dans ses souvenirs...      Sa mère lui avait appris à toucher l'écorce d'un pommier, la livrée d'un poirier en fleurs ; il y avait autre chose que les occupations boutiquières, les tâches alimentaires et plus Hélène avait vieilli, plus le mystère s'était épaissi : si la mer se dresse, si la jument met bas, si la source babille et jute la pomme, que cela se répète depuis des millions d'années et que cela échappe comme une foudre. Qu'est-ce que c'est ? Et le chat se prélassant dans une flaque de soleil, en été, le chat pourpré, qu'Hélène ne pouvait plus accompagner dans le jardin, mais dont les regards aigus, les courses subites, les sa...

Bouche

Bouche baiser ; bouche morsure. Bouche qui mâche ; bouche qui prie. Comment se fait-il que nous n’ayons qu’un seul orifice, qu’une sorte de plaie dans le visage, pour des actes aussi opposés que la mastication et l’embrassement ? Pourquoi dans une même chair, la douceur et l’obscène ? Puis alors, ses paupières, lentes, lentes fauvettes bleu pâle sur mon petit matin, quand elle se réveille, Lucie, qu’est-ce que je dois en faire ? Isabelle Pouchin, extrait de Élise ou l'abri de lettres, éditions Gaspard Nocturne. Kees Van Dongen

Les ancolies

décidément il fait très chaud il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis mettre de la cendre au pied des salades pour empêcher les limaces décidément il faut se hâter vous vous levez, vous regagnez la sente pentue, vous allez grimper les huit terrasses de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les corolles précieuses des ancolies bleu foncé c’est si simple qu’on pourrait croire que les hommes sont un songe un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le bercement bleu, il y a la marée bleue montante des ancolies l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies ça serait tout à fait déplacé de désespérer et puis c’est un péché et puis vous n’êtes quand même pas le plus à plaindre là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand d’autres s’étripent vous, à compter les pétales les étamines, à recenser les graines puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner patiemment à l’abri de la canicule des heures durant le fléchissement...

Je suppose que le printemps

Je suppose que le printemps est en route ; je vois la bourre des bourgeons ; je vois les prés ; je vois le geste de l’eau vive cela ne peut pas être cadenassé, n’est-ce pas, cela reprend flamme douce de toute façon, de toute façon, quoi que décide le gouvernement dans notre bocage, les linges frais du vent le problème, vois-tu, c’est que contrairement à ce que pense ta mère, tu ne peux pas ignorer la vie publique ; non, si tu ne veux pas te mêler des autres, les autres se mêlent de te gouverner moi aussi, j’aurais préféré le chant mineur : le flegme du promeneur moi aussi, je jouissais dans la compagnie des oiseaux des fleurs des peintures jusqu’au moment où l’Etat répand le sang, torture, bâillonne, supprime toutes les lois assurant le vivre-ensemble ; tous ces textes précieux qui portent à bout de bras le respect, la tolérance et font que nous nous supportons à peu près ; malgré nos expériences, nos intérêts, nos sensibilités si dissemblables malgré tout ces textes...

Laper des yeux

il y a ce coin de ciel là, tombé entre de vieilles souches à travers le lacis noir des noisetiers, des épines là frissonnant cette eau vive des véroniques bleu roi presque une eau de glacier vous soulevez délicatement les toutes petites fleurs violentes ce bleu franc, rehaussé en son centre d’un rond jaune vif comment est-ce possible ? comment le si menu peut-il à ce point étourdir intimer comment le rien fait-il la satiété ? vous vous frottez les yeux ce bleu de lac ce bleu de lac avec la neige autour non non, rien n’y fait ; non, vous n’y êtes pas vous ne trouvez pas les mots, pour dire ce bleu cela dépasse échappe, cela remue trop les sangs le sens vous ne trouverez pas davantage les pigments, ce soir dans votre bureau assis à touiller touiller pendant des heures plagiaire et pis mauvais plagiaire comment n’avez-vous pas compris à votre âge, que vous usiez vos yeux, vos mains, en vain que vous gâchiez vos jours ce bleu d’océan, ce saphir, ce bleu de vierge ce bleu de sacre, non no...

De Vitebsk à Paris

Dans le site Des Lettres , on trouve ce texte original de Marc Chagall dans lequel l'élan et la fougue si propres au peintre peuvent se lire : Oh, si seulement je pouvais parvenir, chevauchant l'une des gargouilles de Notre-Dame comme s'il s'agissait d'un cheval, à tracer un chemin à travers cieux à la force de mes bras et mes jambes. Dans  son roman " Chagall ou la longue lettre au fils " Isabelle Pouchin fait parler un conservateur de musée qui rêve de ses toiles de Chagall perdues (extrait p. 32) :  ce cahier n’est qu’une cendre puis, je ne suis pas l’oncle de Chagall ; je suis incapable d’une telle prouesse l’oncle, quand il était épuisé ou malade, il grimpait sur le toit de son isba et il jouait du violon, figure-toi jusqu’à ce qu’il retrouve une assiette, une raison faire le pitre pour s’en sortir c’est pour cela que Chagall fait voler ses maisons ses vaches ses paysans ; c’est pour cela que sa tour Eiffel se promène à dos d’âne, qu...

Le marché

Berthe a quatre ans, Berthe n’est plus la petite plante fanée du début ; finalement assez solide et vive comme quoi Berthe trotte derrière la mère ; une lieue jusqu’à Lisieux ; chaque samedi matin, elles vont sur le marché vendre un panier d’œufs, une canne de lait, une motte de beurre le marché grouillant bêlant puant pissant, le marché où tournent depuis l’aube, sur des lits de braises de gras moutons parfumés au genièvre ; le marché où des futailles mousse un cidre orange et si vous en répandez sur la table, frottez-vous-en la tête, ça porte chance ! ce n’est pas que ça rapporte beaucoup le lait le beurre et les œufs ; le beurre c’est moins que l’huile pardi ; c’est quasi rien mais le peu que ça paie, ça permet à la mère de rapporter du fil, des chandelles, du son pour les canards ; si ça se peut des galettes, si ça se peut du lard Berthe trotte, ne lâche pas la pogne de la mère chaude le marché, après une heure de marche à travers la campagne gelée la campagne craquan...

À l'école

Finalement, ces gosses sont plus intéressantes que leurs réponses évasives ou mécaniques ne le laissaient augurer, au début de l’année. Plus intéressantes et plus secrètes à mesure des leçons. Comme si chaque nouvel exercice éclairait une qualité, un trait de caractère que je n’avais pas décelés. Ou mal appréciés. Un éclairage nouveau avec ses ombres portées nouvelles, aussi. La petite Léa que je croyais sotte est surtout très timide. Depuis quelques jours, elle réussit à s’exprimer par phrases. Lesquelles offrent parfois des trouées de ciel bleu revigorantes : nos tristesses remises… et tablées indolentes. L’interroger plus souvent... Le genre qui s’agenouille devant l’oiseau... Où a-t-elle appris cette grâce ? Isabelle Pouchin, Le roman-poème de Berthe et Emma , Gaspard Nocturne, 2014 Photo, Aline Coton

Un libraire

Ecoutez, chère amie, je vous propose ce livre «Un médecin de campagne» de Balzac. Pas récent, mais je l’ai lu d’un trait ; captivant, je vous assure ; vous verrez, il y a des personnages très attachants notamment ce médecin, le docteur Benassis. C’est la bonté même. Enfin, je ne vous en dis pas plus, je ne veux pas vous retirer le pain de la bouche mais vous connaissant, vous ne pouvez que vous régaler. Vous devriez le faire lire à votre malappris de maire ensuite ; ces gens, c’est malheureux, mais il leur faut l’autorité d’un maître, pour faire travailler leurs cervelles et encore ; toute spéculation nouvelle les effraie ; à croire qu’ils ont la complexion naturellement faite pour le rabâchage, le piétinement, la même antienne ressassée de génération en génération du genre flegmatique, oui, du flegme plein les veines, je suppose. Et puis, je viens de découvrir une nouvelle revue scientifique du tonnerre ; c’est de Rouen. Tenez voir, je vous la prête et prenez votre temps. Entre ...

Une parenthèse

ainsi la fleur pompe et vous avez peut-être raison de lier la grâce la couleur les dentelles des pétales aux limbes aux ordures aux corruptions du sous-sol après tout c'est bon sens ; le botaniste n'est pas là pour embellir – direz-vous il n'est pas un artiste encore moins un moraliste il observe, examine, recense, classe, décrit de la façon la plus neutre, sans rien ajouter de ses humeurs, de ses passions, de ses abois qui biaise trouble gauchisse l'analyse il s'efface il disparaît – la douce fosse sans doute est-ce la raison pour laquelle pas une seule fois dans cet herbier ne figure votre nom vous vous êtes retiré, soustrait complètement radicalement vous avez renoncé à ce cancer du Moi je ; Moi je bouffe, je baise, je pousse tout ce qui me porte ombrage Moi je suis la loi le monde le moment le monument Moi j'y suis j'y reste qui m'aime me suive la plante s'en contrefout la fleur s'en fiche des Eglises des Réformes et des Contre-...

Les mains

Les fleurettes blanches tremblent tremblent au moindre souffle d’air je vous vois penché sur le dessin de cette fleur dite «Le désespoir-du-peintre» je vous imagine ainsi penché sur votre table après vous être crevé les yeux à tant de beauté, dans le jardin – la rose de Damas, la rose cent feuilles, la rose cannelle, je vous imagine vous voulez le dessin parfaitement fidèle vous voulez la beauté encore, surtout la beauté ça se paie par des crampes dans les doigts, votre plume gratte la feuille, votre plume sévère de botaniste recommence l'élan de la tige l'arc du filet au bout les anthères orange bourses à pollen flottent vous ne savez pas encore en l'année 1600 que ces sacs sont la semence mâle, vous ne savez rien de la manière mathématique des gonades mais là, béant suant devant la page pestant parce que vos doigts sont insuffisants mais là, réfléchi pis qu'un moine vous tremblez déjà vous adoriez tout à l'heure, dans le jardin du prince...

comment c'est l'Italie ?

il y avait toi sautant dans les feuilles jaunes, rousses il y avait la tasse de café noir, le tintement de la cuiller il y eut cette couleur bleu ardoise des mares il y avait le chat aux yeux filigranés ; il y avait le sang des roses il y avait ta mère pourquoi ne me suis-je pas satisfait de cela ? pourquoi ai-je convoité une autre chose, une autre encore ? je suis fatigué je ne suis pas sûr de garder la maîtrise de ceci, de cela, de ceci encore ce cahier n’est qu’une cendre puis, je ne suis pas l’oncle de Chagall ; je suis incapable d’une telle prouesse l’oncle, quand il était épuisé ou malade, il grimpait sur le toit de son isba et il jouait du violon, figure-toi jusqu’à ce qu’il retrouve une assiette, une raison faire le pitre pour s’en sortir c’est pour cela que Chagall fait voler ses maisons ses vaches ses paysans; c’est pour cela que sa tour Eiffel se promène à dos d’âne, que la lune joue de la trompette et les chats philosophent l’oncle jouait des airs...