Les premiers mots du livre :
On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune société humaine n'est composée seulement d'humains. Notre ouverture par-delà les limites de notre espèce va même plus loin. Nous établissons des relations fortes avec les esprits des montagnes et des fleuves, avec des dieux ou des ancêtres. Nous sommes étonnamment polyglottes, capables d'échanger avec un oiseau, une étoile, un esprit. Longtemps ignorée, cette disposition à l'attachement au-delà de l'humain paraît fondamentale dans le rapport singulier que nous avons construit avec notre environnement au fil des millénaires.
Charles Stépanoff introduit ainsi "Attachements", son enquête anthropologique sur "nos liens au-delà de l'humain". Près de six cent pages plus loin, voici les derniers mots qui concluent le livre :
Cependant, décrire l'évolution des savoirs contemporains en n'y voyant que perte et oubli serait une erreur, car la nature humaine a horreur du vide cognitif. Les connaissances tendent à se réorganiser et s'adapter aux réseaux socio-écologiques dominants. Ainsi, nos productions culturelles, telles que les films ou les livres pour enfants et nos enseignements scolaires, mettent en avant des espèces exotiques (lions, girafes) ou disparues (dinosaures) qui n'ont pas de rapport avec la faune locale. Les savoirs locaux sont remplacés par des savoirs généraux adaptés à une vie en réseaux étalés. Une comparaison entre savoirs autochtones et enseignements scolaires a montré que ces derniers sont basés sur un postulat de séparation de l'humanité et de la nature. Dans les réseaux étalés, les relations entre humains sont plus cruciales que les relations au-delà de l'humain, c'est pourquoi, si les connaissances concernant le monde sont de plus en plus faibles, les savoirs en matière de politique, d'économie, de médias ou de droit ne cessent de croître. Plus fondamentalement, l'école permet aux enfants d'assimiler dès le plus jeune âge des techniques d'autocontrôle du corps et un sens de la subordination disciplinaire indispensables pour former des individus détachés, capables de fournir leur force de travail dans les réseaux étalés régulés par l’État et le marché.
Tant que les populations maîtrisaient leur rapport à leur environnement, les pouvoirs des hiérarchies sociales et des Etats demeuraient largement cérémoniels. Comme l'a montré Michel Foucault, dans la France d'Ancien Régime, l'Etat organisait le spectacle grandiose du pouvoir souverain mais n'avait qu'un contrôle limité sur la subsistance, les trafics et les exactions de ses sujets. De nombreuses royautés ont été avant tout des "Etats théâtraux", selon l'expression de Clifford Geertz, dont le pouvoir ne se manifestait que de façon épisodique et cérémonielle.
La possibilité pour des communautés locales de vivre de réseaux denses a toujours été le frein principal à la constitution de pouvoirs centralisés forts. Cette issue ne peut plus être envisagée lorsque la division du travail a rendu les individus cognitivement dépendants d'experts et métaboliquement inféodés à des réseaux étalés contrôlés par les pouvoirs centraux. On peut même considérer que les inégalités de savoirs sont l'une des formes les plus aigues d'inégalité et le verrou de la stabilité des hiérarchies sociales et des pouvoirs politiques.
En 1965, au terme d'une vaste analyse de l'évolution anatomique et sociale des humains, l'anthropologue et archéologue André Leroi-Gourhan décrivait avec inquiétude la perspective d'une humanité émancipée de toutes ses dépendances envers son milieu. Il voyait la créativité du geste artisanal disparaître au profit des machines et l'exploration imaginative du monde céder la place à l'industrie culturelle de la télévision et du cinéma :
(...) il semble bien qu'on assiste aux derniers rapports libres de l'homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la programmation de ses actes, de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection des moyens télédiffusés, libéré du monde animal, végétal, du vent, du froid, des microbes, de l'inconnu des montagnes et des mers, l'Homo sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de sa carrière.
Les propos visionnaires de Leroi-Gourhan sont d'autant plus saisissants qu'il les a formulés en un temps où les raisons d'adhérer à un tel pessimisme étaient bien moins nombreuses qu'aujourd'hui. Depuis, les technologies numériques, l'intelligence artificielle et la robotisation n'ont cessé de réduire les occasions de rencontre manuelle et affective avec le monde. Pourtant, la perspective de Leroi-Gourhan a le défaut de suivre une conception unilinéaire et irréversible de l'histoire. N'oublions pas que les dispositions humaines à l'intelligence écologique sont enracinées dans des bases neurales solides et qu'elles demeurent prêtes à sortir du sommeil pour être utilisées. Nous héritons d'un dialogue long de 2,5 millions d'années entre les humains et leur environnement, bien plus robuste que les formations politiques et les réseaux étalés actuels, vieux de quelques siècles seulement.
Il est très tentant de regarder l'histoire humaine comme un phénomène orienté. Il existe indéniablement des mécanismes de cumul et de tendance sur la très longue durée : l'autodomestication des humains est une tendance orientée, les coévolutions entre centralisation du pouvoir et simplification des paysages produisent des effets de cliquet qui ne facilitent pas les retours en arrière. C'est ce qui rend presque irrésistible la vision du temps comme une flèche traversant une succession de stades menant d'une sauvagerie libre à une civilisation disciplinée. Dans une telle conception, tout retard et tout écart par rapport à la marche collective apparaît comme un désordre presque profanateur et se trouve flétri de qualificatifs comme "barbare" ou "réactionnaire" par le groupes sociaux dominants qui organisent ces transformations et en tirent avantage.
Pourtant l'histoire des socio-écosystèmes est pleine de cas de dédomestication, de décivilisation et de réensauvagement. Les évolutions, biologiques comme sociales, sont imprévisibles et seule l'extinction peut leur faire atteindre un stade définitivement arrêté. Nous avons vu de multiples exemples de plantes et d'animaux domestiques qui chaque année prennent la clé des champs et repartent à l'état féral, alors même que l'on entend souvent définir la domestication comme un état de dépendance complet et définitif. Les humains aussi peuvent se détacher des réseaux étalés, comme nous l'ont enseigné les exemples se la chute d'Arslantepe, de l'effondrement de Rome et de l'implosion de l'URSS. Les paysans qui ont constitué des village libres et des communaux au début du Moyen-Âge et les chasseurs-éleveurs sibériens qui sont repartis en forêt après la faillite de sovkhozes nous montrent des cas de démondialisation dans lesquels des réseaux denses se sont revivifiés avec une étonnante rapidité.
Notre monde connaît des dévastations d'une brutalité à couper le souffle affectant ce qui faisait sa principale richesse depuis la fin de la dernière ère glaciaire, sa diversité bioculturelle. Ce constat lucide ne doit pas faire oublier la vigueur des cas historiques de résurgence des réseaux denses. Il existe dans le monde entier des "refuges bioculturels" où des communautés locales entretiennent jardins vivriers, petits champs, vergers, mares, vignes et bosquets pour leur usage. Leurs pratiques et leurs savoirs locaux façonnent de riches mosaïques écologiques qui sont sources d'autonomie alimentaire pour les populations et d'habitat pour la biodiversité. Ces refuges sont prêts à irriguer de vastes zones alentour et à féconder les imaginations. À chaque génération, les bébés humains naissent porteurs d'extraordinaires talents pour l'intelligence écologique qui ne demandent qu'à aller à la rencontre du monde et à nouer de nouveaux attachements métaboliques et imaginatifs. L'humain ne cessera pas de sitôt d'être un animal attaché et attachant.
Charles Stépanoff, Attachements, 2024
Peinture de Victor Brauner, mère et enfant, musée de Grenoble
Quelle finale. Stépanoff a raison d’espérer. De nous enjoindre à y croire ainsi et d’agir en conséquence surtout. Merci, René. Je découvre la richesse de cet autre blog que vous animez.
RépondreSupprimer