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Articles

Les yeux bleus

 C'est le début d'un récit de Varlam Chalamov.  Ce début, je l'appelle "Les yeux bleus", d'ailleurs, ce sont ses premiers mots. J'aurais pu l'appeler "Où va l'enfance se réfugier ", car si l'on regarde attentivement ce qui se déroule en cet homme, jusqu'au grillage de la fenêtre au pied de laquelle il s'anéantit, c'est ce drame qui se joue. Ou peut-être l'aurais-je appelé "Leçon de lecture", car le récit est comme un visage, c'est lui qui nous apprend comment le lire. L'enfance, l'écoute, la lecture sont proches compagnons qui ne veulent pas se séparer. Là n'est pas tout ce que dit le récit. Et beaucoup de choses encore entrent et sortent par les récits de Chalamov. C'est une écriture qui est parvenue à rester ouverte.   Les yeux bleus pâlissent. Au fil des ans, les yeux couleur bleuet de l'enfance prennent une teinte bleu-gris, sale et trouble de vivoteur médiocre, ou deviennent les t...
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Dessiner mon père

    Dessiner mon père Il est tôt le matin et la maisonnée dort encore. Dehors le ciel est dégagé et je vois des montagnes qui se réchauffent aux rayons du soleil. Ici dans la vallée il gèle encore, une tardive gelée printanière qui donne peu de chances aux fragiles fleurs des arbres fruitiers. Sûrement très peu de prunes ou de poires cette année, les pommes seront peut-être épargnées car les pommiers ne sont pas encore pleinement en fleur. Dessiner mon père dans son cercueil : suis-je capable de juxtaposer des mots au souvenir de cette expérience ? Le dessin est une activité muette. Ou plutôt, le lieu auquel il nous conduit se situe au-delà de tout langage verbal. Là où le temps s’inverse, comme s’il se trouvait du côté des morts. Mon père avait dessiné ses deux parents après leur mort. De son père Stanley il a fait un portrait simple, au graphite léger, sur une feuille de papier à lettres. C’est un profil de trois-quarts, en fermant les yeux je peux le visualiser assez précis...

Chalamov - L'art du récit

 L'art du récit de Chalamov a de multiples facettes. Je ne saurais le définir. Il n'est pas taillé comme un diamant pour scintiller. Il est au contraire lisse et transparent dans ce qui est contenu de lumière autant que d'obscure densité. D'autre part, il se donne toutes les libertés. Dans "La carte des diamants", on touche d'abord aux amarres qui tiennent le récit dans une immensité légendaire, historique, tellurique, presque cosmique, entre les mains des personnages : En 1931, à la Vichéra, les orages étaient fréquents. Des éclairs courts et droits transperçaient le ciel comme une épée. La cotte de mailles de la pluie étincelait et résonnait ; les rochers ressemblaient aux ruines d'un château. — Le Moyen Âge, dit Vilemson en descendant de cheval. Des barques, des chevaux, des rochers... On se reposera chez Robin des Bois. Un arbre puissant à deux pattes se dressait sur une colline. Le vent et la vieillesse avait arraché l'écorce des troncs des de...

Nous deux encore

    « En 1948, Michaux connaissait un drame qui allait profondément marquer sa vie comme son écriture. Sa femme, alors que lui était en voyage à Bruxelles, était victime d’un terrible accident. Après avoir allumé un feu, sa robe de chambre en nylon s’enflamme. D’un mauvais réflexe, elle ouvre précipitamment la fenêtre. L’appel d’air fait s’embraser sa chevelure. Malgré qu’elle parvienne à s’enrouler dans une couverture, les pompiers l’emmènent à l’hôpital brûlée au deuxième degré, partiellement au troisième. Après un mois de souffrances atroces, elle s’éteint le 19 février. « Nous deux encore 1948 » qui paraît en automne de la même année chez son ami et libraire Fourcade (sous un nom d’emprunt), s’adressant à Marie-Louise, l’épouse défunte, est en prise directe avec cet évènement. Peu de temps après la parution, Henri Michaux se ravise et fait usage de son droit de retrait. Il retire les exemplaires déjà mis en vente et en interdit la diffusion. Jusqu’à sa mort, il en...

Récits de la Kolyma

Nous voilà face à l'écriture qui s'est risquée si loin pour rapporter quelque chose de l'extrême-humain décharné par la cruauté, l'injustice, la haine. Dans la lecture de ces mots qui font silence et musique. Des secondes de lecture arrêtées, patientes, qui émettent chacune un son différent mais inaudible comme un arbre stoïque dans le froid garde précieusement sa chaleur enfermée. Un temps suspendu. Toute une forêt de lecture. La lecture, intimité dans l'immensité. Une route à tracer. Sur la neige Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge? Un homme marche en tête, suant et jurant. Il déplace ses jambes à grand-peine, s'enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s'en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s'allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s'étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L'homme est reparti, mais le nuage fl...

La Végétarienne

  Les innombrables arbres qu'elle a vus au cours de sa vie, les vagues de forêts recouvrant le monde comme un océan sans pitié l'enveloppent dans sa fatigue et s'enflamment. Les villes, les villages et les routes remontent en surface comme des îles, petites ou grandes, comme des ponts, mais sont repoussés par ces houles brûlantes qui les emportent doucement vers une destination inconnue. Elle ne comprend pas ce que signifient ces coulées. Ni ce que voulaient lui dire les arbres qu'elle a vus, cette aube-là, au bout du sentier de la colline, se dressant dans la pénombre comme des flammes bleues. Il ne s'agissait pas de mots de tendresse, de consolation ou de soutien. Ce n'était pas non plus l'encourager et l'aider à se relever. C'était au contraire les paroles d'êtres cruels, hostiles au point d'être effrayants. Elle avait eu beau regarder autour d'elle, elle n'en avait pas trouver un seul qui voulût bien recueillir sa vie. Aucun d...

Julienne

  Un livre très simplement beau.  Comme un fruit, à la peau fine, qui contient tout de la vie. Elle avait poussé un grand cri. Aussitôt les matrones s'étaient précipitées autour d'elle. Elles prirent les choses en main. On repoussa mari et enfants. On tendit un rideau de pagnes pour protéger le nouveau-né et sa mère. Les matrones savaient bien ce qu'il fallait faire : couper le cordon ombilical avec une moitié de tige de roseau taillée à cet effet, remettre le cordon à la mère de l'accouchée qui l'enterrerait dans un lieu connu d'elle seule, déposer le bébé sur le ventre de sa mère qui lui sourirait et palperait son petit corps comme pour le modeler, car la mère et l'enfant doivent apprendre à se reconnaître et il faut leur laisser le temps. Puis les matrones prépareraient une jonchée d'herbes fines tapissées de feuilles de bananier sur laquelle l'accouchée serait lavée et pansée, et chaque jour, elles se relaieraient pour présenter le bébé pour qu...