L'intellectuel, surtout celui qu'attire la philosophie, est coupé de la vie pratique : la répulsion qu'elle lui inspire l'a incité à se consacrer à ce qu'on appelle les choses de l'esprit. Mais la vie pratique ne conditionne pas seulement sa propre existence, elle est le fondement du monde que son travail consiste à critiquer. S'il ne sait rien de la base, il table sur du vide. Il se trouve contraint de choisir entre s'informer ou tourner le dos à ce qu'il déteste. S'il s'informe, il se fait violence, pense à l'encontre de ses impulsions et risque, de plus, de tomber aussi bas que ce dont il s'occupe, car l'économie n'est pas une plaisanterie et si l'on veut la comprendre il faut "penser en économiste". S'il évite d'avoir affaire à elle, il hypostasie son esprit pourtant formé au contact de la réalité économique et à celui de la relation abstraite de l'échange, il en fait un absolu alors qu'il ne pourrait devenir cet esprit qu'en réfléchissant sur son propre état de dépendance. L'intellectuel est entraîné à substituer la réflexion à la chose — entreprise vaine qui ne le relie à rien. L'importance naïve et mensongère accordée aux produits intellectuels par l'industrie culturelle officielle ajoute de nouvelles pierres au mur qui isole la connaissance de l'économie et de sa férocité. L'isolement de l'esprit par rapport au business aide le business intellectuel à devenir une confortable idéologie. Le dilemme se communique aux réactions les plus subtiles du comportement intellectuel. Seul celui qui se garde en quelque sorte pur possède assez de haine, de nerfs, de liberté et de mobilité pour s'opposer au monde, mais c'est justement cette pureté illusoire — car il vit à la "troisième personne" — qui l'amène à laisser triompher le monde au-dehors comme au plus profond de ses pensées. Mais celui qui connaît trop bien tous les mécanismes oublie de considérer pourquoi ils existent ; il n'est plus capable de différencier et, alors que les autres risquent de fétichiser la culture, il risque, quant à lui, une rechute dans la barbarie. Les intellectuels sont à la fois les profiteurs de cette médiocre société et ceux dont le travail inutile déterminera pourtant la réussite d'une société libérée de l'utilitarisme — c'est là une contradiction inacceptable qu'il conviendrait de dépasser une fois pour toutes. Elle ne cesse de miner la qualité objective de leur travail. Quoi qu'il fasse, l'intellectuel le fait mal. Il vit durement l'ignominieuse alternative devant laquelle le capitalisme avancé place implicitement tous ceux qui dépendent de lui — et qui met en cause l'existence même de l'intellectuel : devenir lui aussi un adulte ou rester un enfant.
Theodor W. Adorno, Minima Moralia, traduction Éliane Kaufholz pour ce texte de 1945
Collage de Marie Hubert
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