Accéder au contenu principal

Attachements (1)


 

Je traînais le nez sur mon assiette, je n'avais pas très bon appétit. Mais il fallait manger ! maman me stimulait souvent... c'était les années d'après-guerre... "Mange, tu sais pas qui te mangera !" disait-elle. Cette expression me faisait dresser l'oreille, m'amusait, m'inquiétait, m'étonnait surtout venant de la bouche de ma mère, une femme polie et délicate.
Peut-être cela me donnait-il un petit élan conquérant, je crois, pour entrer dans le jeu un instant, le temps d'une bouchée. Cette étrangeté de l'expression m'est toujours restée, même après avoir vécu, compris ou imaginé les détours de la question à la faveur des contes — d'ogres et d'ogresses —, en avoir moi-même écrits, interprétés, avoir fouillé parmi la littérature, les mythologies, l'anthropologie, pour bien me baigner dans ce mystère réjouissant, dans cette mer lourde et profonde, fraîche de vie où se renouvelle chaque jour mon plaisir et mon étonnement. J'ai souvent repensé à cette expression non seulement parce qu'elle est belle comme une formule de conte, mais parce qu'elle m'était transmise par la voix si familière, comme le lait qui nourrit l'enfant. Et les deux (le colimaçon secret de l'enfance et la vastitude du savoir) faisaient un mélange détonnant, une étrangeté indélébile.
Mais ce matin, assis sur un banc public à l'ombre de l'été (mon soixante-dix-septième été), lisant un livre d'anthropologue, je sentis se dénouer le nœud, s'allonger le fil d'enfance jusqu'à l'instant présent, tout liss
e. Se nourrir. L'étrangeté inquiète était devenue une évidence pleine et consentie.

Un extrait de ce livre :

 Chez les brebis, dès qu'un agneau s'approche pour téter, la mère vérifie son odeur à son postérieur. Le petit remue gentiment la queue quand il tète, diffusant ainsi sa signature olfactive permettant à sa mère de le reconnaître. Si un agneau étranger s'approche, il est brutalement repoussé à coups de tête par la brebis. Il arrive que la mère n'adopte pas son propre agneau à la naissance et le rejette. Vous verrez alors ce frêle animal bêler plusieurs jours au milieu du troupeau sur ses pattes tremblantes, cherchant désespérément une mère qui ne vient pas. Pour un humain, ce spectacle pince le cœur et la plupart des éleveurs tentent de sauver de tels nouveaux-nés en les biberonnant au prix de grands efforts. Il est frappant de voir l'indifférence de la mère et des autres brebis qui broutent paisiblement sans accorder un regard à ce petit mourant qu'elles pourraient sauver en le laissant téter. Comment se fait-il que nous éprouvions pour lui de l'empathie alors que les brebis n'en manifestent aucune?
Chez l'humain, le maternage n'est pas réservé aux descendants biologiques ; il est coopératif et ouvre la possibilité d'une circulation des bébés à travers des relations de parenté, de voisinage et d'entraide ou dans le cadre d'institutions régulées par l’État et le marché : nourrices, crèches et écoles.
Mon hypothèse est que l'extrême ouverture et la flexibilité de la parentalité humaine ont favorisé les adoptions inter-espèces. C'est à travers cette brèche que les animaux apprivoisés se sont infiltrés dans les sociétés humaines. Et ces liens individuels d'adoption ont contribué aux processus de domestication par lesquels les populations entières se sont engouffrées dans les espaces anthropogéniques.
Nos plus proches cousins dans l'arbre touffu de l'évolution, les chimpanzés, ne s'adonnent pas couramment à la chasse au grand gibier, ils coopèrent peu, ils ne pratiquent pas l'éducation partagée des bébés et ils n'adoptent pas d'animaux d'autres espèces. Le fait que ces différents comportements soient le plus souvent absents chez le chimpanzé et au contraire généralisés chez l'humain permet de supposer qu'ils se sont trouvés corrélés dans l'évolution biologique et cognitive de nos ancêtres. [...]
L'humain est à la fois un prédateur empathique ouvert aux explorations des mondes multi-espèces et un adepte fervent de l'éducation partagée. C'est la coévolution et l'enchâssement de ces deux caractères, exceptionnels dans le monde animal, qui expliquent notre goût insatiable pour les adoptions d'animaux et la création de parenté au-delà de l'humain.

Attachements, de Charles Stépanoff. 
Peinture de Victor Brauner 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Pensez-vous penser ?

  A la sortie de la seconde guerre mondiale, Adorno, en observateur perçant de la société capitaliste technicisée qui se développe à grande vitesse, me semble souvent avoir vu ce qu'allait devenir notre monde de 2025. Il nous pose une quantité de bonnes questions. Ici, dirai-je, dans cet aphorisme titré non sans humour "Q.I.", la question suivante : Pensez-vous penser ? Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C'est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l'ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches. La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d'illusions ...

Les ancolies

décidément il fait très chaud il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis mettre de la cendre au pied des salades pour empêcher les limaces décidément il faut se hâter vous vous levez, vous regagnez la sente pentue, vous allez grimper les huit terrasses de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les corolles précieuses des ancolies bleu foncé c’est si simple qu’on pourrait croire que les hommes sont un songe un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le bercement bleu, il y a la marée bleue montante des ancolies l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies ça serait tout à fait déplacé de désespérer et puis c’est un péché et puis vous n’êtes quand même pas le plus à plaindre là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand d’autres s’étripent vous, à compter les pétales les étamines, à recenser les graines puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner patiemment à l’abri de la canicule des heures durant le fléchissement...

Le même et l'autre

  Elle invente des jeux, toujours plus sophistiqués. Elle le déguise en femme. Le maquille, l'habille de ses propres atours, le fait déambuler dans cet appareil à travers la chambre, s'amuse de sa gaucherie. Il ne sait comment se comporter, quels gestes, quelle attitude prendre. Il a honte. Le désir le paralyse, il attend qu'elle décide, qu'elle aille plus loin. Elle soulève les jupes, dénude les fesses, les empoigne, glisse la main entre les cuisses, jusqu'au sexe. Le renverse sur le sol. Elle ouvre le corsage dont elle l'a vêtu, révèle les seins, les mord. Le pénètre. Danielle Bassez, le même et l'autre, Cheyne éditeur Une écriture unique. Un livre plein et double. Jamais je et un autre n'ont été autant une . Pamela Burns, Slate Shore II, 2015, oil and marble dust on canvas

Attachements (2)

  Les premiers mots du livre : On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune soc...

Un métier

Un métier Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité. Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ? Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des cou...

L'âme

   L'âme adore nager.    Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va nageant. (Si votre âme s'en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l'âme partira avec une démarche et une forme différentes, c'est ce que j'établirai plus tard.)    On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.    Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.    L'âme s'en va nager dans la cage de l'escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l'audace de l'homme, car toujours elle garde un fil d'elle a lu...

La photo en noir et blanc

Isabelle Pouchin dans "Les larmes amères d'Hélène" met en scène cette femme très âgée, prisonnière plus ou moins de son lit, et Julie, la jeune femme qui vient l'aider pour les nécessités de sa vie quotidienne. En attendant Julie qui tarde tellement à venir ce soir-là, Hélène ressasse leurs dialogues dans ses souvenirs...      Sa mère lui avait appris à toucher l'écorce d'un pommier, la livrée d'un poirier en fleurs ; il y avait autre chose que les occupations boutiquières, les tâches alimentaires et plus Hélène avait vieilli, plus le mystère s'était épaissi : si la mer se dresse, si la jument met bas, si la source babille et jute la pomme, que cela se répète depuis des millions d'années et que cela échappe comme une foudre. Qu'est-ce que c'est ? Et le chat se prélassant dans une flaque de soleil, en été, le chat pourpré, qu'Hélène ne pouvait plus accompagner dans le jardin, mais dont les regards aigus, les courses subites, les sa...

Le pouls de la Terre

 Ernst Zürcher marche. C'est peut-être  même l'objet de ce petit livre. Son cheminement se fait à égale distance de la science et de la poésie. A peine métaphorique, son langage (dans l'extrait ci-dessous) s'emploie à montrer la pulsation des forces de vie dans le végétal. Ses observations font intervenir des notions comme l'attraction gravitationnelle ou la résonance électromagnétique. D'autres fois le texte se fait plus poétique et le point de vue peut apparaître plus anthropocentré. Mais l'auteur semble attentif à maintenir le cap de l'observation et le langage de la rationalité.   L'une des caractéristiques du monde organique réside dans l'aspect rythmique de nombreux processus de croissance et des structures qui en résultent. Cet aspect se révèle d'abord par une alternance d'activité intense et de repos apparent. Dans le cas des arbres, nous observons de tels rythmes en relation avec le cycle des saisons, dans la succession des stade...
  J'oublie Gaza la Tchétchénie Guantanamo. J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs les parents aux yeux éteints - d'où toute lumière a soudain disparu. J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques ceux qui à chaque instant frappent à la frontière d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre. J'oublie le fanatisme des matchs de football l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle. J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances davantage de temps sans les autres. J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche). J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes. J'ai déjà mentionné les politiciens mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise du cynisme de l'étroit...

La Stella Maris

  « Une voile gigantesque passa dressée jusqu’­aux étoiles, tendue en travers d’une coque en bois massif qu’elle entraînait vigoureusement, penchée sous une forte gîte ; la poupe était enfumée ; dans une hutte de palmes séchées, éclairée de l’intérieur par un feu de camp, une famille partageait le repas du soir. Avec sa crèche illuminée et ses odeurs dorées de volaille, le boutre filait vers la rade. Un coup de corne puissant me tourna du côté de la mer. Des feux de navigation signalaient l’entrée d’un cargo dans la passe. Entre le vert et le rouge, sa haute carrure, sa largeur semblaient occuper tout l’espace du chenal. Tout ce qu’il y avait sur l’eau de petites embarcations resserra sa route sur les berges. Le monstre arrivait à vitesse réduite, et presque silencieux, mais on entendait le sifflement de l’air déplacé, le froissement métallique de l’eau sous l’étrave et très vite, la tête en arrière, nous regardions avec crainte et fascination l’énorme surplomb d’acier qui nous cro...