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J'oublie Gaza
la Tchétchénie
Guantanamo.
J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs
les parents aux yeux éteints
- d'où toute lumière a soudain disparu.
J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques
ceux qui à chaque instant frappent à la frontière
d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre.
J'oublie le fanatisme des matchs de football
l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle.
J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances
davantage de temps sans les autres.
J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour
à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche).
J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout
espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve
jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes.

J'ai déjà mentionné les politiciens
mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise
du cynisme
de l'étroitesse d'esprit
de l'hypocrisie
du calcul glacé
de ce qui mène directement au pouvoir.
Les terroristes aussi je les ai mentionnés
mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise
du cynisme
de l'étroitesse d'esprit
de l'hypocrisie
du calcul glacé
de ce qui mène directement au martyre.

La langue aussi je l'ai oubliée au milieu de tout ça
et la jouissance retorse que l'on éprouve à retourner ses mots et ses idées. Retourner. Retourner
si bien que pour finir rien n'est ce qu'il paraît être.
Rien : toujours déguisé autrement.
J'oublie que la langue n'est plus fiable
cette langue retouchée et archi-pelotée
une langue pleine de coupures, d'ajouts et de recollages.
Une langue qui ne sait plus que citer le mensonge.

J'oublie que la guerre des religions ne finit jamais
parce qu'on n'en finit pas de se battre pour la vérité.
J'oublie que tous ceux qui croient ont vu la lumière
trouvé la vérité.
J'oublie qu'ils sont toujours sur la bonne voie.
Tous les autres ont trouvé le mensonge
et doivent avancer à tâtons dans une obscurité éternelle
prendre la route qui mène directement au vide
à l'inanité
à l'insanité.
Comme si la seule manière d'éviter le vide
était de s'enrôler dans la guerre.

J'oublie les services secrets et leurs officiers
attachés au secret.
J'oublie les centrales nucléaires
photographiées par un lointain satellite.
J'oublie que le premier secret
dévoile en secret le deuxième.
J'oublie les nationalistes furieux
pour lesquels la nation n'est qu'une famille contrefaite
malheur à qui n'en est pas membre :
il faudra le chasser avant potron-minet
à l'aide du balai, de la poêle et de torchons mouillés s'il le faut.

J'oublie tout ce qu'une haine peut renfermer de détresse
même si la détresse ne renferme aucune haine.
La détresse est toujours toute seule : privée de compassion
privée d'avenir aimé
privée de sens aimé.
J'oublie les femmes obligées de vivre toute une vie voilées
parce que les hommes tremblent de peur devant leur propre lubricité.
Pas de corps aimé. Pas de caresses.
J'oublie le suicide par internet
les fonds de spéculation
les empires médiatiques.
J'oublie les procès intentés aux dictateurs affaiblis
pour qui l'enfance de l'art est de simuler la folie.
J'oublie les images glacées des réclames montrant le chemin qui mène tout droit au bonheur
- Oh, le bonheur !

J'oublie combien le monde est merveilleux.
Pardon si j'ai dit
autre chose.

Poème de NIELS FRANK, Traduit du danois par Monique Christiansen.

Photo de Thami Benkirane 

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