Accéder au contenu principal

Devant moi


Ici-maintenant, devant cet arbre et sous ce rayon de lumière, en ce lieu et cette heure-ci : en me plongeant dans le miroitement et le bruissement de ces feuilles innombrables, comme en suivant toujours plus attentivement, de chacune, la moindre dentelure ou veinure esquissée — et même comment viendrait-on à bout de cette plénitude si généreusement étalée ? Elle se déploie dans limites, dans l’espace comme dans le temps, et l’on peut aussi s’enfoncer sans fin dans son moindre détail : la connaissance que j’en prends sur-le-champ ne s’annonce-t-elle pas inépuisable dans son afflux d’impressions ? En même temps qu’elle apparaît la plus « vraie » : puisque je n’ai encore rien écarté de son objet et ne me suis pas ingéré en lui par le travail de mon esprit ; que je n’ai pas commencé de le construire. Ma pensée ne s’est pas encore mise en branle pour l’investir et le dépecer : ne l’a pas encore conçu comme un système de rapports, ne l’a pas encore réparti selon une multitude de caractères ou de propriétés. Je le garde devant moi intact dans sa profusion dispensée, immergé que je suis moi-même dans ce concret, et rien n’intervient encore pour m’en séparer : quel besoin aurais-je donc d’ « accéder » à ce paradis sensible, puisqu’il m’est déjà donné ? À moins que n’existent que des paradis perdus…

François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011
photo r.t

Commentaires

  1. Très beau texte; François Jullien est aussi un poète et si "n'existent que des paradis perdus", du moins les jardins, la nature juste avant qu'on les pense, nous donnent-ils comme un matin du monde.

    RépondreSupprimer
  2. D'ailleurs, ce dernier chapitre, d'où est extrait ce texte, s'appelle "transparence du matin".
    "Juste avant qu'on les pense" c'est bien cette pensée (ce type de pensée occidentale, héritière du "logos") qui fait obstacle. A moins d'en sortir, on ne peut accéder à cette plénitude de l'impensé. Car évidemment le logos n'est pas tout (sans jeu de mot).

    RépondreSupprimer
  3. Pour autant, je ne suis pas une inconditionnelle ni de l'impensé ni du rejet du logos en tant que langage passé par l'analyse. Ce mot "logos" est si polysémique! Ce qui me paraît adéquat, ce sont des ponts jetés "entre" les matins du monde et les mots pensés; et inversement.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nous n'allons pas refaire en deux minutes toute l’œuvre à ce jour de François Jullien, ces regards croisés, ces ponts jetés entre Chine et Europe, et entre, au fond (mais c'est moi qui le perçois ainsi) poésie et philosophie.
      Cette belle page (dont je fais mon butin), que tu dis d'un poète, l'est, sans doute, brièvement puisque le philosophe est dans son ombre attendant le moment d'en surgir pour poser la question perfide. Je me risque donc à dire, en toute impertinence, que l'auteur de cette page (comme sans doute de cette œuvre) est peut-être double — tantôt poète, tantôt philosophe, ou entre les deux (sur le pont). Le pont tient sur la terre ferme, la terre de ses "racines" (la philosophie, pour notre auteur). D'autres se sont plutôt formés dans la poésie, la "transparence du matin" ne les insécurise pas, pourtant tous les ponts sont coupés. Ils aiment cette relation au monde, au-devant d'eux-mêmes. Je crois que les Chinois appellent ça "l'éveil".

      Supprimer
  4. Oui, c'est très juste ce que tu en dis là : un penseur divisé, comme nous le sommes tous quelque peu, "entre" ceci et cela. Je pense que certains ont su, dans leur style, faire harmonie du philosophique et du poétique...Je pense en particulier à Derrida mais c'est au prix d'une écriture énigmatique, mallarméenne...Je pense aussi à Michel Serres qui y parvient souvent, Frédéric Worms, Pascal Quignard, François Cheng qui serait en accord avec ce que tu écris de l'"éveil". Et il y en a d'autres certainement. Je ne sais pourquoi tu écris : "tous les ponts sont coupés"....

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tous les ponts sont coupés : les arrières ne sont plus assurés. On est face à l'inconnu, au nouveau. Du côté de Rimbaud, de René Char, d'Héraclite, de ceux qui ne se retournent pas.
      "Ils sont privilégiés ceux que le soleil et le vent suffisent à rendre fous, sont suffisants à saccager !" (René Char, Les Matinaux)

      Supprimer
  5. Oui, cette "folie là", fou lilas, je la ressens, re sens, pleinement en des instants fulgurants. "Les arrières ne sont plus assurés"... l'espace d'un instant, d'un éclair...car sans eux, elle ne saurait être. Héraclite, Rimbaud, coupant les ponts, de façon absolue, ont voulu la mort...René Char, je crois, ne les a pas coupés, est resté dans la vie, cette "folie" se faisant fil de mots sur la ligne de crête où "funambuler". J'aime beaucoup René Char.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. près de la mort, non pas voulant la mort
      exactement comme Char ("ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les autres mortels") (Les Matinaux)
      je voudrais préciser : les ponts avec une certaine représentation du passé peuvent être coupés, le pont n'est pourtant pas coupé avec soi-même en tant qu'énergie créatrice, je crois que pour Héraclite à l'avant il y a la mort mais aussi la vie... c'est le risque, quoi !

      Supprimer
    2. Polemos c'est le Soleil
      Héraclite est le père de la poésie – à notre connaissance. Il ne reste de lui que des étincelles, mais d'elles sont nées toutes choses de la poésie. C'est ainsi que je me plais à l'imaginer.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Le pouls de la Terre

 Ernst Zürcher marche. C'est peut-être  même l'objet de ce petit livre. Son cheminement se fait à égale distance de la science et de la poésie. A peine métaphorique, son langage (dans l'extrait ci-dessous) s'emploie à montrer la pulsation des forces de vie dans le végétal. Ses observations font intervenir des notions comme l'attraction gravitationnelle ou la résonance électromagnétique. D'autres fois le texte se fait plus poétique et le point de vue peut apparaître plus anthropocentré. Mais l'auteur semble attentif à maintenir le cap de l'observation et le langage de la rationalité.   L'une des caractéristiques du monde organique réside dans l'aspect rythmique de nombreux processus de croissance et des structures qui en résultent. Cet aspect se révèle d'abord par une alternance d'activité intense et de repos apparent. Dans le cas des arbres, nous observons de tels rythmes en relation avec le cycle des saisons, dans la succession des stade...

Pensez-vous penser ?

  A la sortie de la seconde guerre mondiale, Adorno, en observateur perçant de la société capitaliste technicisée qui se développe à grande vitesse, me semble souvent avoir vu ce qu'allait devenir notre monde de 2025. Il nous pose une quantité de bonnes questions. Ici, dirai-je, dans cet aphorisme titré non sans humour "Q.I.", la question suivante : Pensez-vous penser ? Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C'est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l'ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches. La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d'illusions ...

Attachements (2)

  Les premiers mots du livre : On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune soc...

Petit Jean

  L'intellectuel, surtout celui qu'attire la philosophie, est coupé de la vie pratique : la répulsion qu'elle lui inspire l'a incité à se consacrer à ce qu'on appelle les choses de l'esprit. Mais la vie pratique ne conditionne pas seulement sa propre existence, elle est le fondement du monde que son travail consiste à critiquer. S'il ne sait rien de la base, il table sur du vide. Il se trouve contraint de choisir entre s'informer ou tourner le dos à ce qu'il déteste. S'il s'informe, il se fait violence, pense à l'encontre de ses impulsions et risque, de plus, de tomber aussi bas que ce dont il s'occupe, car l'économie n'est pas une plaisanterie et si l'on veut la comprendre il faut "penser en économiste". S'il évite d'avoir affaire à elle, il hypostasie son esprit pourtant formé au contact de la réalité économique et à celui de la relation abstraite de l'échange, il en fait un absolu alors qu'il n...

Entrez sans frapper !

   La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d'histoire, qui sont celles des choses. C'est ainsi qu'on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d'autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d'entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l'intérieur qui l'accueille. On ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. Qu'est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu'il n'y ait plus de fenêtres à...
  J'oublie Gaza la Tchétchénie Guantanamo. J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs les parents aux yeux éteints - d'où toute lumière a soudain disparu. J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques ceux qui à chaque instant frappent à la frontière d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre. J'oublie le fanatisme des matchs de football l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle. J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances davantage de temps sans les autres. J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche). J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes. J'ai déjà mentionné les politiciens mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise du cynisme de l'étroit...

Attachements (1)

  Je traînais le nez sur mon assiette, je n'avais pas très bon appétit. Mais il fallait manger ! maman me stimulait souvent... c'était les années d'après-guerre... "Mange, tu sais pas qui te mangera !" disait-elle. Cette expression me faisait dresser l'oreille, m'amusait, m'inquiétait, m'étonnait surtout venant de la bouche de ma mère, une femme polie et délicate. Peut-être cela me donnait-il un petit élan conquérant, je crois, pour entrer dans le jeu un instant, le temps d'une bouchée. Cette étrangeté de l'expression m'est toujours restée, même après avoir vécu, compris ou imaginé les détours de la question à la faveur des contes — d'ogres et d'ogresses —, en avoir moi-même écrits, interprétés, avoir fouillé parmi la littérature, les mythologies, l'anthropologie, pour bien me baigner dans ce mystère réjouissant, dans cette mer lourde et profonde, fraîche de vie où se renouvelle chaque jour mon plaisir et mon étonnement. J...

Grande double forme

À quelqu'une qui s'efforce de ne jamais dire "nous", de parler seulement en son nom singulier, de ce qui lui arrive, de ce dont elle assume la responsabilité, à celle et ceux qui, pour être uniques, n'en partagent pas moins une humanité commune, je donne un peu de Georges Hyvernaud, "l'écrivain inconnu" pour que lui soit rendu hommage, que soit rallumée sa flamme — lorsque j'avais lu naguère et aimé  "Visite au Scorpion", publié par Jean Guenot, j'avais cru qu'il s'agissait d'un auteur fictif, tellement il était inconnu, c'est-à-dire passé sous silence.   «  À peine si je regarde mes compagnons. À quoi bon ? Il y a tant de jours déjà que nous nous rencontrons sur ce carré de neige et de boue. Tant de jours que nous sommes comme des pions secoués dans une boîte. La même boîte et les mêmes pions. Autrefois, j'allais par les rues et chacun de mes pas faisait jaillir des visages nouveaux. J'éta...

Débarcadère de l'enfer

  Les lourdes portes de la cale s'ouvrirent au-dessus de nos têtes et nous montâmes lentement sur le pont, en file indienne, par une échelle métallique étroite. Des soldats d'escorte étaient déployés contre la rambarde de la poupe en rangs serrés, le fusil pointé sur nous. Mais personne ne leur prêtait attention. Quelqu'un criait : "Plus vite ! plus vite !" La foule se bousculait comme sur n'importe quel quai de gare, quand on monte dans le train. On ne montrait le chemin qu'aux hommes de tête : longer les fusils jusqu'à une large passerelle, descendre dans un chaland et, de là, gagner la terre ferme en escaladant une autre passerelle. Notre voyage avait pris fin. Notre bateau avait amené douze mille hommes et, pendant qu'on les débarquait tous, nous avions le temps de jeter un coup d’œil. Après les chaudes journées de Vladivostok, ensoleillées comme toujours en automne, après les couleurs très pures du ciel de l'Extrême-Orient au couchant, imm...

Les ânes choisiraient la paille

    Les ânes choisiraient la paille plutôt que l'or   Héraclite CIII 123 (9 DK) Valeur et non-valeur sont deux qualités contraires que l'on trouve à la fois sur la paille et sur l'or. Mais comme contraires immanents, il y aurait contradiction. Comme contraires relatifs, la contradiction est levée : la paille a de la valeur pour l'âne, est sans valeur pour l'homme, l'or a de la valeur pour l'homme, est sans valeur pour l'âne. La valeur de la paille est naturelle, car l'âne se nourrit de paille, la valeur de l'or est conventionnelle. Chacun, homme et âne, vit dans son monde, monde qui, dans un cas s'inscrit au sein de la nature, non dans l'autre.  Héraclite aurait pu confronter deux mondes naturels, écrivant par exemple : « Les ânes choiraient la paille plutôt que les vers de terre. » Cela suffirait pour expliquer ce que sont les contraires relatifs. En disant : « Les ânes préfèreraient la paille à l'or », il laisse entendre que l'o...