Ici-maintenant, devant cet arbre et sous ce rayon de
lumière, en ce lieu et cette heure-ci : en me plongeant dans le
miroitement et le bruissement de ces feuilles innombrables, comme en suivant
toujours plus attentivement, de chacune, la moindre dentelure ou veinure
esquissée — et même comment viendrait-on à bout de cette plénitude si
généreusement étalée ? Elle se déploie dans limites, dans l’espace comme
dans le temps, et l’on peut aussi s’enfoncer sans fin dans son moindre
détail : la connaissance que j’en prends sur-le-champ ne s’annonce-t-elle
pas inépuisable dans son afflux d’impressions ? En même temps qu’elle
apparaît la plus « vraie » : puisque je n’ai encore rien écarté
de son objet et ne me suis pas ingéré en lui par le travail de mon
esprit ; que je n’ai pas commencé de le construire. Ma pensée ne s’est pas
encore mise en branle pour l’investir et le dépecer : ne l’a pas encore
conçu comme un système de rapports, ne l’a pas encore réparti selon une
multitude de caractères ou de propriétés. Je le garde devant moi intact dans sa
profusion dispensée, immergé que je suis moi-même dans ce concret, et rien
n’intervient encore pour m’en séparer : quel besoin aurais-je donc
d’ « accéder » à ce paradis sensible, puisqu’il m’est déjà donné ?
À moins que n’existent que des paradis perdus…
photo r.t
Très beau texte; François Jullien est aussi un poète et si "n'existent que des paradis perdus", du moins les jardins, la nature juste avant qu'on les pense, nous donnent-ils comme un matin du monde.
RépondreSupprimerD'ailleurs, ce dernier chapitre, d'où est extrait ce texte, s'appelle "transparence du matin".
RépondreSupprimer"Juste avant qu'on les pense" c'est bien cette pensée (ce type de pensée occidentale, héritière du "logos") qui fait obstacle. A moins d'en sortir, on ne peut accéder à cette plénitude de l'impensé. Car évidemment le logos n'est pas tout (sans jeu de mot).
Pour autant, je ne suis pas une inconditionnelle ni de l'impensé ni du rejet du logos en tant que langage passé par l'analyse. Ce mot "logos" est si polysémique! Ce qui me paraît adéquat, ce sont des ponts jetés "entre" les matins du monde et les mots pensés; et inversement.
RépondreSupprimerNous n'allons pas refaire en deux minutes toute l’œuvre à ce jour de François Jullien, ces regards croisés, ces ponts jetés entre Chine et Europe, et entre, au fond (mais c'est moi qui le perçois ainsi) poésie et philosophie.
SupprimerCette belle page (dont je fais mon butin), que tu dis d'un poète, l'est, sans doute, brièvement puisque le philosophe est dans son ombre attendant le moment d'en surgir pour poser la question perfide. Je me risque donc à dire, en toute impertinence, que l'auteur de cette page (comme sans doute de cette œuvre) est peut-être double — tantôt poète, tantôt philosophe, ou entre les deux (sur le pont). Le pont tient sur la terre ferme, la terre de ses "racines" (la philosophie, pour notre auteur). D'autres se sont plutôt formés dans la poésie, la "transparence du matin" ne les insécurise pas, pourtant tous les ponts sont coupés. Ils aiment cette relation au monde, au-devant d'eux-mêmes. Je crois que les Chinois appellent ça "l'éveil".
Oui, c'est très juste ce que tu en dis là : un penseur divisé, comme nous le sommes tous quelque peu, "entre" ceci et cela. Je pense que certains ont su, dans leur style, faire harmonie du philosophique et du poétique...Je pense en particulier à Derrida mais c'est au prix d'une écriture énigmatique, mallarméenne...Je pense aussi à Michel Serres qui y parvient souvent, Frédéric Worms, Pascal Quignard, François Cheng qui serait en accord avec ce que tu écris de l'"éveil". Et il y en a d'autres certainement. Je ne sais pourquoi tu écris : "tous les ponts sont coupés"....
RépondreSupprimerTous les ponts sont coupés : les arrières ne sont plus assurés. On est face à l'inconnu, au nouveau. Du côté de Rimbaud, de René Char, d'Héraclite, de ceux qui ne se retournent pas.
Supprimer"Ils sont privilégiés ceux que le soleil et le vent suffisent à rendre fous, sont suffisants à saccager !" (René Char, Les Matinaux)
Oui, cette "folie là", fou lilas, je la ressens, re sens, pleinement en des instants fulgurants. "Les arrières ne sont plus assurés"... l'espace d'un instant, d'un éclair...car sans eux, elle ne saurait être. Héraclite, Rimbaud, coupant les ponts, de façon absolue, ont voulu la mort...René Char, je crois, ne les a pas coupés, est resté dans la vie, cette "folie" se faisant fil de mots sur la ligne de crête où "funambuler". J'aime beaucoup René Char.
RépondreSupprimerprès de la mort, non pas voulant la mort
Supprimerexactement comme Char ("ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les autres mortels") (Les Matinaux)
je voudrais préciser : les ponts avec une certaine représentation du passé peuvent être coupés, le pont n'est pourtant pas coupé avec soi-même en tant qu'énergie créatrice, je crois que pour Héraclite à l'avant il y a la mort mais aussi la vie... c'est le risque, quoi !
Polemos c'est le Soleil
SupprimerHéraclite est le père de la poésie – à notre connaissance. Il ne reste de lui que des étincelles, mais d'elles sont nées toutes choses de la poésie. C'est ainsi que je me plais à l'imaginer.