décidément il fait très chaud
il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis
mettre de la cendre au pied des salades pour
empêcher les limaces
décidément il faut se hâter
vous vous levez, vous regagnez la sente pentue,
vous allez grimper les huit terrasses
de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les
corolles précieuses des ancolies
bleu foncé
c’est si simple
qu’on pourrait croire que les hommes sont un
songe
un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le
bercement bleu, il y a la marée bleue montante
des ancolies
l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies
ça serait tout à fait déplacé de désespérer
et puis c’est un péché
et puis vous n’êtes quand même pas le plus à
plaindre
là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand
d’autres s’étripent
vous, à compter les pétales les étamines, à recenser
les graines
puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner
patiemment à l’abri de la canicule
des heures durant
le fléchissement bleu de la corolle
cette complication, ce raffinement des pétales
presque une affectation
Comment
une graine minuscule, un rien peut-il donner cet
achèvement
comment l’ordinaire, le faible peut-il faire la
gemme ?
vous avez beau vous crever les yeux, vous creuser la
tête
vous dessinez dessinez au plus près, au mieux, vous
recopiez recopiez
de la plus fidèle façon
comment cette graine, ces espèces de billes noires
pas plus grosses qu’un pou font-elles une fleur si
délicate ?
Vous avez lu tous les traités de botanique anciens,
contemporains
vous avez consulté vos collègues, disserté, débattu
vous avez examiné observé scruté le grand remuement
des sèves
de la boue noire serrée au ciel délié
vous demeurez coi
nu
mais non pas du tout un tohu-bohu dans le crâne
non pas une incommensurable agacerie
non pas une rage comme une impuissance – je suis
vieux, je baisse, il faut en sus que l’esprit soit à
peine moins faiblard –
non, pas du tout
non pas un accablement
vous jouissez, vous êtes un peu gris
ce mystère-là
vous souriez
cela suffit, cela vous nourrit
vous regardez la fleur longtemps
cette grâce
si agacerie il y a, c’est quand vous avez le sentiment
que votre dessin s’éloigne de cette perfection
voilà la colère, voilà le découragement
mais vous laissez aux autres botanistes les disputes
d’écoles, les rivalités, les débats, les défis
vous savez bien que nous sommes si loin du
compte
à jamais
est-ce si grave ?
vous rêvez à la fleur d’ancolie
cette foudre bleue dont la mort vous privera
privation qui vous hante
vous aimeriez manger la fleur, vous aimeriez que ce
bleu teinte vos joues vos tripes vos vieilles jambes,
vous voudriez que vos pupilles soient cette rude
graine noire qui fait le jaillissement
la danse
vous faites, vous, ce que vous pouvez
vous tordez vos pinceaux des heures des heures
pour garder un peu de ce jouir
avant qu’il ne foute le camp avec la nuit, avec
l’hiver, avec les limaces, avec les querelles entre
botanistes, entre écoles
pour un oui pour un non, pour un rien
tu penses
si les fleurs ont une âme
si les graines sont des animaux qui font la bête
à deux dos
si les fleurs ont un sexe
si la tige est un soupir du dieu
est-ce si grave ?
vous regardez la fleur longtemps
son balancement à peine
cette bleue flottaison, bellement balle bulle
vous ne touchez pas
vous ne respirez plus
vous cédez
là ici maintenant, ce bleu pinacle
vous n’avez pas assez de tous vos yeux, de tous vos
égards, de toutes vos connaissances, de toutes les
écoles
est-ce si grave ?
Elle dodeline, elle pousse l’ancolie, elle se fout bien
de votre présence, de vos rhumatismes, de votre
quête et même de votre commémoration au bureau
chaque fin d’après-midi , sur le papier
c’est heureux
ça fait moins de bruits de conflits de questions
vous souriez
cela suffit, cela vous nourrit
que la fleur ne parle pas, n’explique pas
le plaisir inouï du dénuement
vous avez cédé, vous béez de reconnaissance, vous
regardez regardez à presque pleurer
ce silence
les feuilles aussi sont délicates
soucoupes glauques barques
décidément il fait trop chaud
vous ne vous hâtez pas
Isabelle Pouchin, extrait de L'amour profane de Basilius Besler, Gaspard Nocturne, 2011
Photo Hélène Montagne, Les ancolies doubles, début mai, Larrey (Toulouse)
il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis
mettre de la cendre au pied des salades pour
empêcher les limaces
décidément il faut se hâter
vous vous levez, vous regagnez la sente pentue,
vous allez grimper les huit terrasses
de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les
corolles précieuses des ancolies
bleu foncé
c’est si simple
qu’on pourrait croire que les hommes sont un
songe
un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le
bercement bleu, il y a la marée bleue montante
des ancolies
l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies
ça serait tout à fait déplacé de désespérer
et puis c’est un péché
et puis vous n’êtes quand même pas le plus à
plaindre
là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand
d’autres s’étripent
vous, à compter les pétales les étamines, à recenser
les graines
puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner
patiemment à l’abri de la canicule
des heures durant
le fléchissement bleu de la corolle
cette complication, ce raffinement des pétales
presque une affectation
Comment
une graine minuscule, un rien peut-il donner cet
achèvement
comment l’ordinaire, le faible peut-il faire la
gemme ?
vous avez beau vous crever les yeux, vous creuser la
tête
vous dessinez dessinez au plus près, au mieux, vous
recopiez recopiez
de la plus fidèle façon
comment cette graine, ces espèces de billes noires
pas plus grosses qu’un pou font-elles une fleur si
délicate ?
Vous avez lu tous les traités de botanique anciens,
contemporains
vous avez consulté vos collègues, disserté, débattu
vous avez examiné observé scruté le grand remuement
des sèves
de la boue noire serrée au ciel délié
vous demeurez coi
nu
mais non pas du tout un tohu-bohu dans le crâne
non pas une incommensurable agacerie
non pas une rage comme une impuissance – je suis
vieux, je baisse, il faut en sus que l’esprit soit à
peine moins faiblard –
non, pas du tout
non pas un accablement
vous jouissez, vous êtes un peu gris
ce mystère-là
vous souriez
cela suffit, cela vous nourrit
vous regardez la fleur longtemps
cette grâce
si agacerie il y a, c’est quand vous avez le sentiment
que votre dessin s’éloigne de cette perfection
voilà la colère, voilà le découragement
mais vous laissez aux autres botanistes les disputes
d’écoles, les rivalités, les débats, les défis
vous savez bien que nous sommes si loin du
compte
à jamais
est-ce si grave ?
vous rêvez à la fleur d’ancolie
cette foudre bleue dont la mort vous privera
privation qui vous hante
vous aimeriez manger la fleur, vous aimeriez que ce
bleu teinte vos joues vos tripes vos vieilles jambes,
vous voudriez que vos pupilles soient cette rude
graine noire qui fait le jaillissement
la danse
vous faites, vous, ce que vous pouvez
vous tordez vos pinceaux des heures des heures
pour garder un peu de ce jouir
avant qu’il ne foute le camp avec la nuit, avec
l’hiver, avec les limaces, avec les querelles entre
botanistes, entre écoles
pour un oui pour un non, pour un rien
tu penses
si les fleurs ont une âme
si les graines sont des animaux qui font la bête
à deux dos
si les fleurs ont un sexe
si la tige est un soupir du dieu
est-ce si grave ?
vous regardez la fleur longtemps
son balancement à peine
cette bleue flottaison, bellement balle bulle
vous ne touchez pas
vous ne respirez plus
vous cédez
là ici maintenant, ce bleu pinacle
vous n’avez pas assez de tous vos yeux, de tous vos
égards, de toutes vos connaissances, de toutes les
écoles
est-ce si grave ?
Elle dodeline, elle pousse l’ancolie, elle se fout bien
de votre présence, de vos rhumatismes, de votre
quête et même de votre commémoration au bureau
chaque fin d’après-midi , sur le papier
c’est heureux
ça fait moins de bruits de conflits de questions
vous souriez
cela suffit, cela vous nourrit
que la fleur ne parle pas, n’explique pas
le plaisir inouï du dénuement
vous avez cédé, vous béez de reconnaissance, vous
regardez regardez à presque pleurer
ce silence
les feuilles aussi sont délicates
soucoupes glauques barques
décidément il fait trop chaud
vous ne vous hâtez pas
Isabelle Pouchin, extrait de L'amour profane de Basilius Besler, Gaspard Nocturne, 2011
Photo Hélène Montagne, Les ancolies doubles, début mai, Larrey (Toulouse)
Un si beau texte "dit et dansé " autrefois , une auteure talentueuse et de si beaux souvenirs de ces mots que je cherche le livre pour le relire .Merci !
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