Accéder au contenu principal

Initiation

Sow amarre solidement l’outre pleine d’eau et la cale juste à côté du sac en jute qui contient les provision des deux pisteurs engagés hier par Pierre D. (je n’inscris pas son nom en entier car je crois qu’il est à ce jour conservateur d’un immense parc national en Afrique de l’Ouest.) Les provisions ! du singe boucané, du riz, de la farine à foufou, l’eau est dans la peau de chèvre, et dans nos gourdes aussi. Nous allons quitter Niamey pour Zinder, Maradi, puis la brousse, c’est un reportage pour moi et la revue Balafon, pour Pierre… son rendez-vous avec les crocodiles du fleuve Niger.
Je ne suis en Afrique que depuis un an, je ne sais pas encore que je vais y passer un peu plus d’un tiers de ma vie, que cette terre entrera en moi à jamais et que son empreinte sur mon cœur sera le signe magique, le détonateur de toutes mes folles énergies à venir.
La première nuit en brousse n’est pas vraiment totalement rassurante. Je dors sur le toit de la Land Rover, les hommes ont fait du feu, ils bavardent en dialecte haoussa qui est la langue souvent employée par les infatigables « marcheurs » de la brousse. La nuit est bourdonnante de sons que je ne connais pas, et soudain le grand rire des hyènes éclate, me laissant pétrifiée. Les hommes rient doucement et Sow dit : « elles ont faim », en s’approchant de l’arbre où il a déposé quelques victuailles pour le repas du soir et le thé pour le lendemain matin. Il vérifie avec des gestes lents et précis l’amarrage dans les branches du baobab transformées en claies. Il dit aussi quelque chose à voix basse. Pierre répond et Sow active le feu pour faire chauffer l’eau. Le rire des hyènes m’a secouée et je suis muette, attentive à chaque craquement. Je n’imaginais pas qu’il pouvait exister autant de bruits de vie la nuit en brousse profonde ! Pierre sort d’un sac une lampe de mineur, une ceinture de toile avec des sortes de poches profondes d’où émergent d’étranges coutelas un peu courbes… J’épie plus que je ne regarde, je sens que ces étranges préparatifs veulent signifier quelque chose d’un peu magique, un rituel qui a l’air partagé entre les trois hommes occupés à enrouler souplement une corde légère qu’ils tendent à Pierre qui l’accroche à la ceinture. Le tout est rangé sur le capot de la Land. Je me sens très seule soudain et j’ose : c’est pour quoi ? La réponse est droite comme une flèche : « Pas pour les filles ! » Les regards se mesurent, les hochements de tête ponctuent, je reste tranquille, inutile, étrangère. Je suis fourbue du trajet chaotique depuis le matin. C’est la saison sèche et la terre rouge, dure, bosselée, rend le corps vigilant, tendu au début puis abandonné à tous les soubresauts comme un pantin, dans une poussière ocre qui pénètre partout et se colle aux cheveux mouillés de transpiration. Je dis que j’ai sommeil, et m’installe. Les voix sont étonnamment douces, je ne comprends pas mais cela sera ma berceuse pour cette nuit tombée d’un coup, sans crépuscule. Je suis réveillée quelques heures plus tard dans une aube encore incertaine et laiteuse, j’entends des voix à quelques mètres près des berges du fleuve. Je descends doucement, secoue mes chaussures qui sont souvent « habitées » par des scorpions et autres charmantes bestioles, et là, je reste paralysée par ce qui s’offre à mes yeux incrédules ! Sur une dizaine de mètres au bord de l’eau, s’étalent trois énormes crocodiles à moitié dépecés, il y a du sang, des matières et une armée active de « roule caca » traînant fébrilement des parcelles de tout ce magma encore palpitant. Pierre a encore, vissée sur son front, la lampe qui m’avait tellement intriguée hier soir. Une peau est déjà étalée sur le sol, les pisteurs la grattent avec une belle énergie, et moi je cours… vomir !
C’était donc ça ! Pierre est spécialiste, il tue les crocos la nuit et récupère les peaux, Halassane, l’un des pisteurs, me sourit, je reçois l’éclat de ses dents très blanches, dans ce décor un peu surréaliste, je sais que j’ai l’air un peu empotée dans mon treillis, et mon chapeau de brousse est de travers sur ma tête ahurie.

Café ? Je m’approche du feu et la bonne odeur me réconcilie avec ce jour naissant, je déguste lentement, laissant entrer le bonheur magique d’exister ce matin-là précisément. Le soleil est déjà haut, c’est incroyable la rapidité de la chute du jour et l’ardeur soudaine de l’astre rouge. Les peaux sont lavées, pliées et nous allons lever le camp. Nous revoilà sur la latérite, nous roulons quelques heures encore et Pierre, jusque là muet, décide d’un arrêt au détour de ce que j’appellerais une « clairière ». Nous ne déchargeons rien, juste une pause rafraîchissante sous un bosquet de filaos aux longs cheveux végétaux. Au bord de ce marigot il y a un vieil homme en train de casser avec minutie des morceaux de pierres blanches. L’homme est très vieux et il émet de drôles de sons en me regardant prendre ma serviette et mon shampooing… Brrr, Brrr, il sourit de la seule dent qu’il possède, et j’avoue que j’ai plutôt envie de me moquer de lui… Je m’entends murmurer : décidément le soleil frappe fort !
A mi-cuisses dans l’eau trouble je n’ai qu’un désir, enlever la croûte de terre qui colle mes longs cheveux, je mouille ma tête avec délice quand soudain à deux mètres de moi, un fracas suivi d’une sorte de barrissement laisse apparaître une énorme gueule à grosses dents : hippopotame ! qui prend son bain avec sa compagne non loin !!!  Ha ha ! vanité, ignorance, voilà ce que disait le brave vieux avec force ! Je bats tous les records de sortie de l’eau, le shampooing sur ma tête. L’émotion passée, les rires de l’équipe me rassurent, j’ai l’impression désormais d’appartenir enfin à l’aventure ! une sorte d’initiation ! Je m’approche du vieil homme qui me donne un des morceaux coupés, ce sont des dents d’hippos, il les taille pour en faire des amulettes censées développer le courage ! Je le remercie en laissant ses yeux me sourire d’un air entendu. J’ai gardé ce bout de dent magique une bonne dizaine d’années, et je persiste à croire qu’il m’a protégée, en tout cas il m’avait indiqué le chemin de l’humilité. Plus tard, pendant un séjour en France on m’a volé mon sac… bien sûr il était à l’intérieur ! En remontant quinze jours plus tard à Gao, je commençais à ressentir à nouveau l’appel de la brousse et cela a duré un quart de siècle, où j’ai certainement plus appris sur la beauté naturelle de ce merveilleux continent, les gens qui l’habitent, et leur incroyable générosité, appliquant la règle universelle de la vie sans faux symboles, juste heureux d’exister.

Michèle Laurier Césaire, extrait de Singala ou l'homme qui sait guérir, Gaspard Nocturne 2009
Victor Brauner, Vegetal Doubling 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mon Dieu

     Ce sont les pierres et le relief rugueux qui m'attirèrent d'emblée en Ardèche. Pourtant, après avoir parcouru les dix-huit hectares de ma propriété, ces coulées d'énormes pierres qui pesaient parfois des tonnes commencèrent à m'inquiéter. Je me demandais si elles étaient récentes.      Parfois j'entendais un grondement sourd de rocher qui se détachait de la montagne, fracassant tous les arbres sur son chemin. Pour calmer mon inquiétude, je me suis fait une réponse rassurante : cela n'arrivait pas souvent.      Un jour pendant que je travaillais dans mon bois de châtaigniers, le Bon Dieu est passé. Oui, c'était Régis, mon voisin. On l'appelait comme ça car il était Jésus le vendredi saint au village chaque année à Pâques. En plus, il incarnait ses qualités naturellement. C'était un homme droit, au pas lent, à la parole réfléchie. La personne parfaite à qui je pouvais poser ma question !      J'ai interrompu sa promenade en lui demandant

Julienne

  Un livre très simplement beau.  Comme un fruit, à la peau fine, qui contient tout de la vie. Elle avait poussé un grand cri. Aussitôt les matrones s'étaient précipitées autour d'elle. Elles prirent les choses en main. On repoussa mari et enfants. On tendit un rideau de pagnes pour protéger le nouveau-né et sa mère. Les matrones savaient bien ce qu'il fallait faire : couper le cordon ombilical avec une moitié de tige de roseau taillée à cet effet, remettre le cordon à la mère de l'accouchée qui l'enterrerait dans un lieu connu d'elle seule, déposer le bébé sur le ventre de sa mère qui lui sourirait et palperait son petit corps comme pour le modeler, car la mère et l'enfant doivent apprendre à se reconnaître et il faut leur laisser le temps. Puis les matrones prépareraient une jonchée d'herbes fines tapissées de feuilles de bananier sur laquelle l'accouchée serait lavée et pansée, et chaque jour, elles se relaieraient pour présenter le bébé pour qu&#

Un monde d'enfant

C'était donc au petit matin, cette nuit-là. J'habitais chez les Farges, j'avais six ans et j'étais dans mon lit lorsque j'ai été réveillé par des bruits dans la maison. Il y avait beaucoup de monde dans le couloir. J'étais frappé par cette présence de soldats et d'officiers – et surtout de policiers français en civil, avec leurs lunettes noires, leurs chapeaux et leurs revolvers – je trouvais absurde qu'ils aient des lunettes noires la nuit, ça m'intriguait. J'ai alors pensé que les adultes n'étaient pas des gens très sérieux – je n'ai d'ailleurs pas changé d'avis depuis ! – et dans le couloir il y avait aussi des soldats allemands en armes, qui semblaient gênés puisqu'ils regardaient le plafond. Ils regardaient en l'air, peut-être – j'espère – parce qu'ils avaient honte d'arrêter un enfant de six ans et demi. J'espère que c'est ça, mais je n'en suis pas sûr ! Je me rappelle bien la scène, je la

Les Zouaves

«    Par les rues du Mouillage, je me rappelle avoir vu les Zouaves en pantalon bouffant et rouge.    Bronzés comme des câpres , gais comme de vrais troupiers français, ils chantaient une chanson qui ne me revient plus. Du refrain pourtant, je me souviens — et pour cause — des derniers mots. Voilà zou-zou ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-â-â-â-ve ! ! ! gueulaient-ils à tue-tête, en lançant leurs chéchias dans l'espace... Toutes les fenêtres de la rue se garnissaient alors de minois joliets, curieux de connaître de vrais Zouaves ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-â-â-â-ve ! ! !    Je les revois, ces Turcos, entraînant avec eux tout un cortège de gamins de toutes nuances — y compris Petit Moi !...    Ces gamins aspiraient à les voir de près, à les toucher, à les palper. Pensez-donc ! des soldats qui reviennent des champs de bataille ne peuvent ressembler à tous les autres.    Le négrillon Pierre, plus bandit que tous, se fourre entre les jambes d'un grand zouave sans