La cabane aux oiseaux était entrée par effraction dans la vie d’Élie. C’était le domaine réservé de Lisa, son laboratoire, disait-elle. Une drôle de cabane au fond du jardin où Élie ne s’aventurait jamais, jusqu’à ce jour où, ayant une nouvelle à lui annoncer et s’approchant, la croyant là, il eut l’œil attiré par de petits objets entreposés, tous de la même taille, colorés. Curiosité poussant, il avait pénétré dans l’atelier. Des rangées et des rangées de menus cadavres d’oiseaux se trouvaient là. Les uns tels quels, plumes joliment lustrées, d’autres naturalisés, revêtus de minuscules manteaux de laine de couleur et tous posés sur le dos, pattes en l’air. D’où pouvaient venir ces oiseaux ? Depuis combien de temps Lisa s’adonnait-elle à cette occupation et dans quel but ?
Le doute avait été levé par Lisa : La Déferlante ! La vague meurtrière que Lisa connaissait depuis son enfance et qui pour Élie n’était qu’un mot.
Déferlante qu’elle n’avait plus jamais vécue seule depuis ce fameux jour. Chaque année le 21 juin voyait leur attente fiévreuse. Lisa la sentait souvent venir. Elle criait : C’est la Déferlante !
Élie la connaissait bien maintenant. Il regardait venir de loin la cavale à la crinière éblouissante, admirait la puissance de la vague unique et monstrueuse qui du fait de la passe du Goran et de la configuration de la falaise blanche, déferlait avec une violence inouïe, frappant de plein fouet la falaise une fois, une seule fois l’an, au solstice d’été.
Chaque année au même moment, Lisa et son compagnon examinaient la carte des marées en fonction du quartier de la lune, écoutaient les informations météorologiques mais demeuraient impuissants devant les décalages entre le temps de leurs montres et celui de l’horloge astronomique. Ils avaient beau envisager les différentes variations possibles, trop de paramètres, en particulier les mesures de laboratoires, leur manquaient non seulement pour raisonner valablement mais surtout pour anticiper.
Ce jour-là Lisa s’affairait.
– Vite, vite, on a peut-être encore une chance !
Au dernier solstice, ils étaient venus par le bas.
Ils couraient sur la plage. Arriveraient-ils à temps ? Car il ne s’agissait pas de faire en sorte de ne pas manquer un spectacle grandiose, il s’agissait de bien autre chose. Sous la falaise, se rassemblaient dès que la mer découvrait le rocher et les sables des centaines de petits passereaux des mers friands de minuscules crustacés. Leur comportement répondait à des stimulations simples, régulières où le flux et le reflux jouaient leur rôle. Ils s’y conformaient. Oui, mais face à la Déferlante et contre cette vague terrifiante qui se manifestait un seul jour chaque 21 ou 22 juin selon la marée, les oiseaux se trouvaient sans défense.
Élie et Lisa étaient dans l’incapacité d’évaluer la vitesse de la vague. Aucun calcul ne correspondait : la vague déjouait les prévisions de quelques secondes et cela suffisait pour que les oiseaux ne fussent pas prévenus. Jusqu’à ce jour il avait toujours été trop tard.
Lisa et Élie arrivaient à l’instant où les passereaux de mer, par centaines, alertés par la bruine qui commençait à les atteindre allaient s’envoler, s’envolaient dans un immense mouvement d’ailes, avec la grâce d’un éventail de feu, la force d’une ouverture symphonique. Superbe vivacité du vol qui ne suffisait pas, ne suffisait jamais, quelles que fussent les visées de Lisa et Élie pour leur éviter le choc de la déferlante qui les cueillait de plein fouet. Violence inversant l’évènement, qu’ils percevaient sans la voir tant la vitesse de la vague était puissante, rabattant la troupe d’oiseaux contre la paroi de la falaise avec sauvagerie. Pour Élie et Lisa qui, aveuglés par l’eau salée, s’étaient réfugiés dans l’anfractuosité du rocher, la chose était chaque fois si rapide, qu’un bref instant ils cherchaient le vol des oiseaux très au-dessus d’eux.
Dans la réalité les passereaux se trouvaient plus bas, trop bas, juste assez pour ne pouvoir éviter le plaquage mortel contre la falaise.
Boules de plumes ébouriffées, ailes écartelées, retournées, têtes éclatées, se collaient, s’incrustaient dans la falaise, agitées de petits spasmes ou s’écrasaient au sol en tas, noyés, étouffés. L’eau glissait sur leurs plumes, terrible tribut des passereaux à la Déferlante.
Lisa recueillait les petits corps massacrés. Auparavant elle se cachait d’Élie. Depuis qu’Élie avait découvert les rayonnages de la cabane aux oiseaux, elle le faisait ouvertement. Élie n’était pas d’accord mais Lisa n’en avait cure et les oiseaux, préparés, naturalisés, se retrouvaient toujours plus nombreux sur les étagères de la cabane.
Élie ne parvenait pas à comprendre les raisons de cette conservation mortifère. Mais il n’avait ni le temps ni l’envie de chercher trop loin.
La déferlante, nouvelle extraite de L'Oiseau-chacal, © Gaspard Nocturne, 2004
Photographie de Thami Benkirane
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