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Le plaisir du texte


Le texte est sous-tendu de plaisir. C'est cette énergie qui l'a fait écrire. Un plaisir de bras et de jambes, de voix, de chaleur, de passion peut-être ou de rage, ou d'amertume, ou seulement de poings serrés, de muscles contractés...
C'est tout cela l'énergie qui fait écrire et se transforme en mots, en une autre chaleur, une autre énergie et nous la cannibalisons, nous l'absorbons, nous nous en nourrissons comme les arbres se nourrissent du ciel et de l'eau de la terre, nous en exprimons la musique. Nous faisons jouir le monde, nous en métabolisons tous les éléments.



— Ils ne la ramènent plus, les salauds, disait l'édenté.
Tout s'était refermé sur les quatre hommes. Ils étaient seuls. Il y avait ce cruel organe d'acier. Il y avait ce mur d'hommes hostiles. Et au-delà, une ville détruite, un monde détruit. Quatre vaincus, avec leurs gueules de vaincus, moisies de peur. Avec leurs vêtements aux poches retournées qui pendaient. Défroque de vaincus. Même l'étoffe disait la défaite. C'était devenu plus pauvre, plus terne, plus laid.
On les avait fouillés. À leurs pieds, dans la poussière, des bouts de crayons, des portefeuilles, un mouchoir bouchonné, quelques cigarettes éparses. Des choses qu'ils avaient possédées mêlées à leur vie — maintenant étrangères, mortes. On nous a tout pris. Nous n'avons plus rien. Nous ne sommes plus rien.
— Après ce qu'ils nous ont fait chier pendant cinq ans, a dit l'édenté, c'est bien leur tour.
Leur tour de peur. Leur tour de poisse. Tout ça se retourne, la peur, la poisse, ça passe de l'un à l'autre, ça change de signe, c'est équitable. On finit toujours par avoir son tour. Le gros Allemand parle avec une volubilité comique. Les autres tournent vers lui des visages abrutis d'attention et d'effroi. Le plus jeune peut avoir dans les seize ans : un gamin osseux à oreilles décollées.
 — Tu piges ce qu'il lui raconte, à l'Amerlo ? me demande l'édenté.
Non, je ne pige pas. Le M.P. non plus ne pige pas. C'est des mots qui ne servent à rien, qui n'atteignent personne. Ça se perd. Nous rigolons. Le M.P. rigole. Il crie des mots, lui aussi. Des insultes ou des plaisanteries. Et le canon de la mitraillette s'agite avec une allégresse obscène.
— Il est crevant, l'Amerlo, dit l'édenté.
Du vrai music-hall. Une chose à retenir pour la raconter plus tard aux copains, quand on sera de retour à Excideuil ou à Villefranche-de-Rouergue. "Voilà comment ils sont, les Amerlos", dira l'édenté. Dans sa cervelle de veau s'étale une épaisse mythologie de gangsters, de bouteilles de whisky et de maisons à cent étages.
L'Américain fait durer le plaisir. Sa mitraillette au bras, il exécute un pas à gauche, un pas à droite, une sorte de danse élastique, nonchalante, facétieuse et féroce devant les quatre hommes fascinés. Du cercle des capotes et des chandails montent des murmures encourageants.
— Merde alors, il sait leur causer aux nazis, ce mec-là.
— Ils bandent mou, les nazis.
Ce ne sont peut-être même pas des nazis. Probablement des types qu'on aura ramassés parce qu'ils avaient une drôle de touche, ou parce qu'une voisine les a dénoncés. Ou pour rien.
Voilà ce que le gros veut faire comprendre. Qu'il y a sûrement erreur. On peut se renseigner, faire une enquête. Il est en règle. Ils sont en règle tous les quatre. On n'a qu'à demander. Sa voix est de plus en plus véhémente, de plus en plus rauque. L'Américain danse d'un pied sur l'autre en balançant son arme. Sa voix à lui aussi se durcit.
— Ça va se gâter, annonce un spectateur.
On approche, nous le sentons tous, du plus beau moment. Voilà que le M.P. prend soudain l'air furieux. Il se met à hurler. Le gros nazi hurle. Il s'obstine, le gros. Il défend sa peau. Les autres le fixent, le visage mouillé, mains à la nuque. Ça barde, dit l'édenté. Il fallait cette tension brusque cette explosion d'un dialogue hystérique et loufoque, pour que la scène fût pleinement réussie. L'Amerlo a flairé ça. Une espèce d'artiste, l'Amerlo. Un gars qui sait préparer ses effets et soigner ses dénouements.
Le dénouement, ç'a été un geste imprévisible et décisif : le M.P. a enfoncé dans la bouche du gros Allemand le canon de sa mitraillette. On ne s'attendait pas à ça, pour sûr. Un geste et c'était fini — silence d'acier.
La mitraillette s'est dressée et, avec une brutalité précise, elle s'est enfoncée dans la bouche du gros homme. Comme un sexe. On a vu la bouche du gros homme figée dans une dilatation grotesque. Je la reverrai longtemps — une face torturée où les yeux seuls, éclatés d'épouvante, vivaient.
D'abord, il y a eu un moment de stupeur. Puis, l'édenté a prononcé :
— Ça, c'est au poil.
Alors une tempête de joie a secoué les quarante pouilleux. Ça ne s'arrêtait plus. L'édenté me tapait dans le dos pour m'encourager, parce qu'il trouvait que je ne riais pas assez fort.
Sur le coup, la scène m'a paru plutôt répugnante. Ce n'est pas beau, des victimes. Les bourreaux non plus, naturellement ; et tous les publics sont ignobles. En y réfléchissant, par la suite, je me suis dit que ce qui donnait de la valeur à un tel spectacle, c'est qu'il était absolument explicite. On était dans un de ces moments où la vie avoue, où l'on y voit clair, où l'on voit le fond. C'était de la vérité, ça. De la vérité nue, indécente. Une vérité qui rejoignait et impliquait d'autres vérités, des choses terribles et absurdes que j'avais vues, et des choses que je n'avais pas vues, qui existaient, qui étaient encore bien plus absurdes, bien plus terribles.
Après, le rideau peut retomber. On peut bien retrouver les murs et les mots d'autrefois — on sait le mensonge des murs et des mots. On ne s'y fie pas, c'est louche. Et on devient pareil à ce type, dans les romans policiers, qui se faufile sur ses semelles de crêpe, guettant des signes, une petite peur au fond des yeux. C'est ainsi qu'on vit, en type traqué, pas en règle, et on ne connaît pas même les règles, personne ne les connaît. Si jamais on se fait coincer, inutile de se débattre et de se justifier. Pas de réponse, pas de recours. De l'acier dans la gueule pour finir. Ou autre chose — il y a des techniques moins rudimentaires : l'Amerlo n'était qu'un autodidacte, un simple amateur.
Je soulève le rideau de ma fenêtre. Je regarde le réverbère, le trottoir, une affiche : FAITES TRAVAILLER VOTRE CAPITAL. Un homme et une femme reviennent du cinéma. Ils disent que Madeleine Sologne était bien, ou des phrases dans ce goût. Les pas s'éloignent. FAITES TRAVAILLER VOTRE CAPITAL. Tout semble tranquille. On jurerait qu'il ne se passe rien. Mais il se passe toujours quelque chose. La nuit ment. Il y a des sales coups qui se goupillent en douce. On est repéré. J'ai ma fiche quelque part, mon signalement. Ils s'occupent de moi là-bas, les salauds. J'ai beau me faire obscur, insignifiant, me planquer dans ma chambre, au fond de la ville et de la nuit, ça n'empêche rien. Ils m'auront une fois ou l'autre. L'événement surgira, indifférent, irrésistible et sans visage...

Georges Hyvernaud, Le wagon à vaches, 1953
Claire Mérigeau peinture 130 x 100

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