L'art du récit de Chalamov a de multiples facettes. Je ne saurais le définir. Il n'est pas taillé comme un diamant pour scintiller. Il est au contraire lisse et transparent dans ce qui est contenu de lumière autant que d'obscure densité. D'autre part, il se donne toutes les libertés.
Dans "La carte des diamants", on touche d'abord aux amarres qui tiennent le récit dans une immensité légendaire, historique, tellurique, presque cosmique, entre les mains des personnages :
En 1931, à la Vichéra, les orages étaient fréquents.
Des éclairs courts et droits transperçaient le ciel comme une épée. La cotte de mailles de la pluie étincelait et résonnait ; les rochers ressemblaient aux ruines d'un château.
— Le Moyen Âge, dit Vilemson en descendant de cheval. Des barques, des chevaux, des rochers... On se reposera chez Robin des Bois.
Un arbre puissant à deux pattes se dressait sur une colline. Le vent et la vieillesse avait arraché l'écorce des troncs des deux peupliers entrelacés : le géant nu en culottes courtes ressemblait vraiment au héros écossais. Robin des Bois grondait et secouait les bras.
— Dix verstes tout rond jusqu'à chez nous, dit Vilemson en attachant le cheval à la jambe droite de Robin des Bois.
Nous nous abritâmes de la pluie dans une petite grotte située sous le tronc et nous nous mîmes à fumer.
Les personnages, ils sont plutôt héros que personnages, je préfère ce terme qui peut laisser entendre qu'ils ont toujours traversé un enfer (celui du XXe siècle, stalinien en l’occurrence). Ils sont présents par ce qu'ils ont subi, ou subissent, tout autre détail les concernant est plus ou moins absent et inutile.
Vilemson, le chef du groupe géologique, n'était pas un géologue. C'était un marin de la marine militaire, un commandant de sous-marin. Le sous-marin s'était dérouté et avait fait surface près des rives de la Finlande. L'équipage avait été relâché, mais Mannerheim avait gardé le commandant six mois pleins dans une cellule tapissée de miroirs. Finalement, Vilemson avait été relâché et il était rentré à Moscou. Les neurologues et les psychiatres avaient insisté pour qu'on le démobilisât, pour qu'il allât travailler quelque part au grand air, dans la forêt ou la montagne. C'est ainsi qu'il était devenu le chef d'un groupe de prospection géologique.
Le récit se caractérise par sa sobriété dans la relation des faits, son attention à la matérialité.
Depuis notre dernière halte, nous avions remonté pendant dix jours pleins un torrent de montagne en faisant progresser notre barque en tremble à coup de perches, le long des rives. Ensuite, pendant cinq jours, nous avions continué à cheval parce qu'il n'y avait plus de rivière du tout : il n'y avait plus qu'un lit pierreux. Et, pendant une journée encore, les chevaux avaient marché à travers la taïga en suivant une sente sinueuse et la route semblait interminable.
Dans la taïga, tout est surprise, tout est apparition, la lune, les étoiles, une bête sauvage, un oiseau, un homme, un poisson. La forêt s'éclaircit insensiblement, les buissons s'écartèrent, la sente se transforma en route, et un énorme bâtiment en brique rouge, recouvert de mousse et dépourvu de fenêtres, surgit brusquement devant nous.. Des ouvertures rondes et vides ressemblaient à des meurtrières.
Et, pour résumer, dans la conduite du récit aucune explication, aucune posture de surplomb moral ou scientifique, seulement le réel dépouillé qui impose sa force. Je prends pour exemple la fin de L'Académicien (récit daté de 1961, les faits rapportés peuvent être antérieurs de peu).
L'académicien raccompagna le journaliste dans l'entrée, alluma la lumière et le regarda avec compassion enfiler à grand-peine son manteau neuf et trop raide. Le bras gauche eut du mal à entrer dans la manche et Goloubiev rougit sous l'effort.
— La guerre ? demanda l'académicien avec une attention polie.
— Presque, répondit Goloubiev, presque. Et il sortit sur le palier, vers l'escalier de marbre.
Les articulations de son épaule avaient été déchirées lors d'interrogatoires en 1938.
A la variété des récits correspond une variété dans l'art de l'écrivain, qui est très souvent là où on ne l'attendait pas. Ce qui fait de la lecture un propice terrain d'interrogations. Être lecteur, c'est apprendre à interroger.
Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, extraits de L'académicien, La carte des diamants.
Rauschenberg, Stoned Moon Drauwing, 1969
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