Le début du livre :
Parfois, on peut être troublé non par une histoire mais par notre négligence, en tout cas notre indécision à l'entendre, bien qu'on ait l'intuition que c'est une belle histoire, et malgré les échos qui resurgissent à chaque fois que l'on traverse l'endroit où elle s'est déroulée.
Une nuit où je me trouvais en panne près de Rugunga, une colline à l'ouest de Nyamata, a été évoquée celle d'Isidore Mahandago. C'était à la lueur d'une lampe à pétrole, dans une cour bruissante d'exclamations qui tenait lieu de cabaret. Des cultivateurs rassemblés autour d'un jerrican d'urwagwa déjà bien entamé se rappelèrent pour une raison ou une autre les circonstances de sa mort aux premiers jours du génocide, puis très vite se turent. Depuis, plus de vingt ans se sont écoulés, mais à chaque fois que je suis repassé en camionnette près de sa maison, une bâtisse couverte de tuiles beiges — comme les construisaient les Hutus originaires de Gitarama —, cette évocation m'est revenue en mémoire, assortie de la résolution jamais tenue de m'y dédier un jour.
Son protagoniste, Isidore Mahandago, était, paraît-il, un cultivateur hutu élégant et d'une grande sagesse populaire. Le charme de la vieillesse dure au mal, terrienne et amicale. Pourtant, à chacune de mes incursions dans les parages, à peine sa maison disparue de mon regard, tandis que la voiture plongeait sur une piste qui s'enfonce à travers les brousses vers les parcelles du bord du fleuve, l'oubli a toujours repris le dessus.
Jusqu'à aujourd'hui. Nous sommes au plus chaud de la saison sèche, août 2019, à une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau de Nyamata. Les oiseaux qui semblent avoir trouvé là leur paradis, en tous cas le chantent à tue-tête. Ce chemin qui monte à Rugunga s'est élargi en une piste de cailloux concassés. On le prend en bas sur la route de Kigali, à l'arrêt-bus, un carrefour animé de stations vélos, motos-taxis, bus et bien sûr cabarets. Le jour, la nuit, plus nombreuse le samedi, jour de marché, et le dimanche matin, au moment des messes, une file continue de marcheurs et marcheuses partage la voie avec les vélos et les motos. Sur un versant, les champs dévalent jusque dans la vallée du fleuve. Sur l'autre, plus on monte, plus ils se laissent manger par la forêt. De nouvelles demeures apparaissent, entourées de hautes grilles, pour la plupart propriété des nouvelles générations de la colline qui ont réussi à Kigali. Heureuse surprise d'apercevoir dans la cour d'une maison vert pomme, dont le toit en alu poli étincelle au soleil, Berthe Mwanankabandi, que j'ai connue adolescente, une houe à la main du matin au soir pour nourrir une smala d'orphelins ; puis retrouvée dans une minuscule boutique détail au bord de la route ; quelques années plus tard, passant la serpillière dans une salle d'hôpital de la capitale. La jeune fille tourmentée d'autrefois s'est métamorphosée en plantureuse épouse d'un haut fonctionnaire, vêtue d'une magnifique robe où se mêlent en teintes délavées jaune, vert et orange.
En haut de la piste,on bifurque sur la gauche sur un chemin défoncé envahi de buissons. C'est ici que nous attendent les nuées de soui-mangas familiers. Les champs côtoient des brousses désertes qui soulignent les absences. Très discrets maintenant se font les troupeaux de vaches et leurs meutes de bergers brandissant des bâtons plus grands qu'eux. Au loin s'étalent les bananeraies striés en rangs que l'on droit bien ordonnés et que l'on découvres avachies ; et derrière, dans les marais d'un vert plus sombre, opaque, s'élèvent d'incessants chœurs de bêtes invisibles dans l'immensité d'une végétation aquatique. Partout, dans la forêt d'eucalyptus sur la crête de la colline, derrière chaque bosquet, dans les champs ou les friches, et dans les maisons jusqu'en bas sous les nénuphars des marais, des milliers de fantômes qui peuplent mes livres.
C'est là qu'Isidore quitta le monde, puis s'évanouit des mémoires tandis que sa dépouille se décomposait sous les crocs et les becs d'animaux. Le 14 avril 1994, jour d'une terrible expédition de tueurs. Pourquoi avait attendu tout ce temps pour raviver son souvenir ? Son bon sens naturel, imperméable aux déchaînements de haine, le rendait-il trop normal ? Un cas trop marginal sur une colline qui avait basculé dans une furie démentielle ? Ou trop exceptionnel à un moment où la communauté hutue se distinguait par un conformisme social sanguinaire ? Ou ai-je craint de découvrir un personnage bien différent de celui sur qui, par bribes de récits imprécis, je pouvais me faire des illusions ?
Le temps passe, puis s'accélère soudainement, et arrive le jour où l'on se dit qu'il va emporter les anciens de l'époque d'Isidore, qui bientôt ne seront plus là pour raconter et que c'est le moment où jamais de tirer le fil. Ce qui m'intrigue et m'incite à fouiller cette histoire, outre la passion intacte à écrire cette expérience vertigineuse du génocide tutsi à Nyamata, c'est la raison pour laquelle, vingt-cinq ans après, les noms d'Isidore, d'Eustache, de Marcienne et Marcel, d'Espérance ou Setakwe, et d'autres que l'on retrouve dans les chapitres suivants pour avoir tenu tête à la meute suscitent embarras et mauvaise foi pour les uns, et pour les autres une évidente détestation.
Photographie de Anne Nouwynck
Là où tout se tait, de Jean Hatzfeld, Gallimard 2021
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