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Je suppose que le printemps


Je suppose que le printemps est en route ; je vois la bourre des bourgeons ; je vois les prés ; je vois le geste de l’eau vive
cela ne peut pas être cadenassé, n’est-ce pas, cela reprend flamme douce de toute façon, de toute façon, quoi que décide le gouvernement

dans notre bocage, les linges frais du vent

le problème, vois-tu, c’est que contrairement à ce que pense ta mère, tu ne peux pas ignorer la vie publique ; non, si tu ne veux pas te mêler des autres, les autres se mêlent de te gouverner
moi aussi, j’aurais préféré le chant mineur : le flegme du promeneur
moi aussi, je jouissais dans la compagnie des oiseaux
des fleurs

des peintures

jusqu’au moment où l’Etat répand le sang, torture, bâillonne, supprime toutes les lois assurant le vivre-ensemble ; tous ces textes précieux qui portent à bout de bras le respect, la tolérance et font que nous nous supportons à peu près ; malgré nos expériences, nos intérêts, nos sensibilités si dissemblables

malgré tout

ces textes qui font que nous sommes capables de nous asseoir autour d’une table, de travailler nos différends

de nous regarder

jusqu’au jour où un tribun vociférant
et charismatique, mordu du chien de la certitude
s’empare des médias
installe aux postes-clés ses chacals

alors, si tu crois à l’éminence des visages, de chacun des visages, Julien
si tu penses que le babil des oiseaux, c’est un peu court
que la bimbeloterie colorée des prés et des berges, c’est un peu court

si ta soif de chacun de ces visages est insatiable
même si cette soif est douloureuse, Julien, comme elle est douloureuse

alors tu remises ton bâton, ta besace ; tu ranges avec application tes peintures, tes livres

tu descends dans la souille, dans la grosse bête vie canine
couillue
tu descends et tu gueules NON !
et de toutes tes tripes, Julien, tu gueules «Pour moi,  vivre, c’est  vers l’autre ! Vers l’autre !»

Isabelle Pouchin
Chagall ou la longue lettre au fils, Gaspard Nocturne, 2013  ( v
oir plus
Marc Chagall, violoniste

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