Parmi "les confidences d'un père", l'histoire de Momus, apparaît dans le roman d'Isabelle Pouchin. Tout à fait insolite et sans rapport apparent avec l'histoire, elle l'éclaire pourtant d'un feu singulier.
Et elle n'est pas sans projeter sa lumière sur les propos d'Alberto Giacometti que rapporte Yves Bonnefoy :
« J'ai toujours eu l'impression ou le sentiment de la fragilité des êtres vivants, déclare Alberto : comme s'il fallait une énergie formidable pour qu'ils puissent tenir debout. Il dit encore : c'est la tête qui est l'essentiel — la tête, cette négation par les yeux de la boîte vide qu'est en puissance le crâne. »
Momus, c’est un ami du dieu Vulcain, un ami attentionné, le chic type qui s’intéresse toujours à ce que vous faites. Or Vulcain reçoit l’ordre suivant : façonner une statue d’argile, laquelle servira d’étalon aux futurs hommes. Car Jupiter a des envies d’homme.
Il s’applique, Vulcain ; l’ouvrage lui prend une bonne année ; la tête surtout, qui évidemment ne peut pas être une trogne. Non, Vulcain, c’est une gueule d’ange qu’il veut lui donner à sa statue.
Alors, il transpire, il besogne. Ses doigts saignent, exactement comme un jeune violoniste qui fait ses premières gammes. Il veut d’autant plus réussir son modèle qu’il est lui-même un être contrefait, bossu, une espèce de phoque obtus, qui n’a pas connu depuis longtemps… Oui, c’est tout à fait ça, quand la joie bondit sous votre peau. Il veut exulter à nouveau, Vulcain.
Alors il s’applique. Sous ses doigts, la glaise frémit. Il la pétrit, la tourne, l’essore et recommence. Il jure, pleure ; il boulange cet amour fou. Il n’en finit pas, ce n’est pas tout à fait ça, pas encore. Il sait qu’il atteindra la vérité, quand la jouissance fusera dans son corps et tournera pour irradier dans tous ses os jusqu’à la bosse. Qu’il sera haletant et bien plus et que la bosse… ce verrou, oui, aura sauté. Voilà.
Il apportera le petit monarque à Jupiter. Parfait ; parfait. Presque hors d’échelle, qu’il en sera coi, l’autre. Et il en est abasourdi, Jupiter. Hébété d’admiration. D’effroi, presque. Cela ! Momus aussi, qui s’en étrangle de confusion. Cela ! Au point qu’on se demande si ce prototype procède de l’intelligence ou de la malveillance ; à moins que ce ne soit de la géniale folie ou de tout ça mêlé. Ces yeux. Ces yeux dévorants, dans ce visage-là. Ces yeux qui vous percent, vous fouillent. Ces yeux qui vous clament : vos yeux à vous, les dieux, sont des galaxies mortes !
Jupiter vacille. Momus recule. Hésite. Comment se fait-il, finit-il par chuchoter à Vulcain que tu n’aies pas pratiqué une petite fenêtre près de son front, à ton homme ? Il est complètement verrouillé sur lui-même : on ne peut pas comprendre ce qu’il ressent, ni ce qu’il pense. C’est frustrant et surtout très dangereux.
Vulcain se tourne vers Jupiter qui soupire, grimace, se gratte la tête. Puis tranche, comme on se débarrasse d’un emmerdement : non, pas du tout ! C’est justement idéal comme cela. Voilà le mystère ! L’homme, c’est le mystère. Comme de la lumière qui s’ébroue sous d’épaisses frondaisons ; on a très envie de pénétrer et de découvrir, après, ce qu’il y a.
Isabelle Pouchin, Momus ou les confidences d'un père, Gaspard Nocturne, 2019
Karel Appel, personnage
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