A la fin des années cinquante, j'abandonnai l'ambition d'être un écrivain israélien et je m'efforçai d'être ce que j'étais vraiment: un migrant, un réfugié, un homme qui portait en lui l'enfant de la guerre, parlant avec difficulté et s'efforçant de raconter avec un minimum de mots.
La quintessence de cet effort se trouve dans mon premier livre, Fumée. De nombreux éditeurs feuilletèrent le manuscrit. Chacun y trouva un défaut. L'un dit qu'on n'avait pas le droit d'écrire de fiction sur la Shoah, un autre prétendit qu'il ne fallait pas écrire sur les faiblesses des victimes mais mettre en valeur les actes héroïques, la révolte des ghettos et les partisans, d'autres affirmaient que le style était défectueux, hors normes, pauvre. Chacun se permettait de réclamer des corrections, des ajouts, des coupes. Ils ne voyaient pas ses vraies qualités. Moi non plus je ne les voyais pas, et plus encore: j'étais sûr que tout ce qu'on me disait était juste. Il est étrange de voir la facilité avec laquelle nous faisons nôtre une critique. Une critique fondée peut être également destructrice, mais il n'est rien de pire qu'une critique venant de l'extérieur pour vous nuire. Il m'a fallu des années pour me libérer de cette tutelle et pour comprendre que moi seul pourrais m’orienter vers ce qui était bien pour moi.
Mon premier livre reçut un accueil favorable. Les critiques dirent: « Appelfeld n'écrit pas sur la Shoah mais sur les marges de la Shoah. Il n'est pas sentimental, il est tout en retenue.» Cela était considéré comme un compliment dont je me réjouissais, et pourtant, déjà, le qualificatif « écrivain de la Shoah » me collait à la peau. Il n'y a pas d'appellation plus irritante que celle-ci. Un véritable écrivain écrit à partir de lui-même, et si ses propos ont un sens, c'est parce qu'il est fidèle à lui-même, à sa voix, à son rythme. Les généralités, le sujet ne sont que des sous-produits de l'écriture, non son essence. J'ai été un enfant pendant la guerre. Cet enfant a mûri, et tout ce qui lui est arrivé ou s'est produit en lui a eu un prolongement dans ses années d'adulte: la perte de la maison, la perte de la langue, la méfiance, la peur, la difficulté de parler, l'étrangeté. C'est à partir de ces sensations que je brode la légende. Seuls des mots justes construisent un texte littéraire, et non pas le sujet.
Je ne prétends pas apporter un message, être un chroniqueur de la guerre ou une personne omnisciente. Je me relie aux lieux où j'ai vécu et j'écris sur eux. Je n'ai pas l'impression d'écrire sur le passé. Le passé en lui-même est un très mauvais matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non pas au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle.
Aharon Appelfeld, extrait de Histoire d'une vie, traduit de l'hébreu par Valérie Zenatti, Éditions de l'Olivier, 2004.
Peinture de Edward Hopper.
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