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Aharon Appelfeld

 

 

Les eaux tumultueuses


Ci-dessous une page du roman Les eaux tumultueuses, 1988,
traduction française Valérie Zenatti, © Ed. de l'Olivier, 2013

   

 

Cette fois, a priori, il aurait dû être content. On ne jouait pas et on ne se soûlait pas, les repas étaient pris à l'heure et ne ressemblaient pas à des banquets. La mélancolie, tout compte fait, détournait l'excès. Mais Yohann n'était pas satisfait. Il connaissait très bien sa mère et savait que ses folies n'avaient pas de limites, elle était capable de changer de programme à chaque instant et d'annoncer sans préavis : « J'en ai marre de cet endroit, je pars immédiatement. » Et lorsqu'une envie impulsive s'emparait d'elle, personne ne pouvait l'en détourner.
« C'est calme, cette fois, n'est-ce pas ? demanda Rita, souhaitant se concilier ses bonnes grâces.
— Oui, pour l'heure, répondit-il, tandis que la lueur se rallumait dans son regard.
— Et si nous discutions un peu ?
— On peut toujours. De quoi veux-tu parler ?
— Oh, de rien en particulier. Autrefois on parlait, n'est-ce pas ?
Nous n'avons jamais parlé, voulut-il répondre, mais il se retint et dit froidement :
« On peut parler de tout.
— J'ai peur. »
Les mots avaient échappé à Rita.
« De quoi as-tu peur ?
— Je ne sais pas. Chaque geste, chaque mouvement m'effraie. Benno a tranquillement traversé le fleuve, et moi, il me semblait à chaque instant qu'une catastrophe était sur le point de se produire.
— Quelle catastrophe ?
— C'est difficile à expliquer. Quelque chose ne tourne pas rond en moi.
— Il ne faut pas se laisser aller à des sensations infondées, dit-il, en tentant d'atténuer la sécheresse de sa voix.
— J'ai beaucoup de mal à surmonter la peur.
— La peur n'est qu'une ombre. Si on abat l'arbre, il n'y a plus d'ombre. »
Elle fut choquée par la métaphore :
« Je ne comprends pas !
— La peur n'est pas réelle, elle est imaginaire.
— Toi, tu n'as pas peur ?
— Une nuit, je me suis dit : la peur est inutile, il faut l'ignorer. Depuis, elle ne m'embête plus.
— Quand t'es-tu dis cela ?
— Il y a deux ans.
— Et tu n'as plus peur ?
— Non. »
Elle regarda de nouveau son visage. Elle le connaissait par cœur, et pourtant il lui était étranger jusqu'à un point effrayant. Dans les commissures de ses lèvres s'était logé un mépris qui complétait l'expression de ses yeux plissés. Il était clair maintenant pour Rita qu'au fond de lui, non seulement il la méprisait mais il la détestait.
« Je t'envie, tu es fort.
— Ce n'est pas une question de force mais de volonté. Si on veut, on peut.
— Moi, je ne changerai plus, dit-elle en levant les bras au ciel.
— C'est un refrain qui n'aide personne.
— Qu'y puis-je ? » dit-elle en s'écartant, tenant sa robe dans sa main droite et se mordant les lèvres, comme si elle venait de se faire piquer par une bestiole venimeuse.

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