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Un art expressionniste (3)


 Le tramway porte, transporte, fait apparaître et traverse toutes sortes de paysages. Et finalement, ces lieux, ces personnages, ces événements racontés et
décrits avec ce choix de couleurs (ou de noir et blanc), cette forme de touches ou d'empâtements comme ferait un peintre, ne laissent aucun doute : c'est bien la mémoire — ou plutôt le regard qui en est né — qui s'exprime là.

En plus de cette chatte dont elle tuait les petits avec une intraitable sauvagerie et de ce frère au crâne dégarni et livide, cette bonne à l'étroit visage ravagé d'un jaune terreux empreint de cette expression farouche (comme si elle avait subi quelque inoubliable offense pire que la pauvreté, peut-être (sait-on jamais dans ces villages perdus ?) quelque chose, était enfant, comme un viol — ou plutôt, plus probablement, non pas un viol dans sa chair mais comme si la vie elle-même avait une fois pour toutes porté en elle une atteinte irréparable) partageait non pas à proprement parler son affection mais son sort avec l'étrange créature qui, plus que la chatte efflanquée et toujours pleine, semblait une transposition dans le règne animal de sa propre condition sous la forme silencieuse d'une tortue s'extrayant (ou plutôt de matérialisant hors) du trou où elle se cachait dans le jardin à l'appel (mais par sa seule maîtresse) de son nom (car elle lui avait donné un nom — et non pas Zoé, ou Toutoune, ou Zezette, ou quelque autre de ces noms familiers dont on affubles les animaux domestiques, mais un nom de femme, d'amie, Catherine si je me souviens bien, elle-même s'appelait Thérèse), s'avançant alors, ou plutôt traînant de ses pattes recourbées en forme de nageoires cette carapace aux motifs polygonaux hors de laquelle s'étirait la tête de reptile géométriquement taillée en forme de coin, comme l'étrave de quelque navire, elle-même protégée par de minuscules écailles grises, avec ses yeux aux délicates paupières de soie et cette bouche semblable à une entaille qui happait et faisait disparaître sans bruit les feuilles de salade. Comme si entre l'animal survivant de la préhistoire et la femme qui penchait sur elle cet impénétrable visage de cuir desséché, avec la même sauvage tendresse que lorsqu'elle s'occupait de maman, existait une sorte de pacte ou de lien occulte, de silencieuse connivence, comme on ne savait quelle alliance scellée du fond des âges, plus forte que le temps et la mort.

Claude Simon, Le tramway

Tracey Emin, Grand hôtel I, 2016

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