Pourquoi Ludo n’avait-il jamais faim ? Qu’est-ce que c’est la faim, au juste? Un instinct ou autre chose, Ludo avait faim de violon, pas du reste. Était-ce encore de la faim ?
Et est-ce qu’on a le droit de perfuser un enfant par tous les pores, pour le nourrir ?
Chaque jour, je me penche sur le violon de Ludo ; je caresse son ventre de chiot. Je pince les cordes. Je passe et repasse ma paume sur le dos : voilà que ce pain-là rassasiait Ludo. Mais nous ne comprenions pas, sa mère et moi. Et nous ne comprenons toujours pas ce que Ludo appelait le fruit d’or.
Il employait une autre expression aussi, qui revenait souvent dans ses propos : l’œuf. « Tu vois, papa, David Oïstrakh, quand il joue le concerto en ré majeur de Tchaïkovski, c’est un dieu vraiment, c’est le plus grand. Il le tient au chaud dans son violon, l’œuf ; il le couve. C’est rond, plein et plus personne, en l’écoutant, ne triture sa pensée en questions douloureuses. Écoute !
Tu sais, j’ai comparé avec les autres interprétations, celles de Repin, de Mutter ; celles de Menuhin ou de Perlman aussi. Des heures à soupeser. Celle de Repin nous jette au bord d’une gaieté fantastique, presque lunaire. Tu es dans les nuées, tu nages. N’empêche que le plus fort, c’est Oïstrakh. Il nous emmène sur l’autre rive ; souffle saisi. Il nous enlève par le bois tendre de son poignet, qui passe, repasse, point dessus, point dessous. Son archet, c’est l’aiguille de la dentellière, d’abord. Puis après, dans l’andante, cela creuse, cela déterre. Si, si, je t’assure ; cela remonte un œuf tout à fait dingue ; puis le cale dans les cordes, le tient au chaud et alors, oui, c’est ça, à la fin du concerto, tu n’as plus qu’à le détacher délicatement, l’œuf. Con affeto. Le problème, tu vois, c’est que tu n’oses pas ; pas toujours. Il ne faut pas l’écraser. »
J’essayais d’écouter Ludo avec le plus de bienveillance possible.
Les jours calmes, je me disais que j’étais le parfait ignorant, le type sot qui n’avait aucune culture musicale. Les jours sans, je pensais que Ludo était fou et je sombrais.
Isabelle Pouchin, Momus ou les confidences d'un père, p.29-30,
© Gaspard Nocturne 2019
Luc Vigier, Peinture "Concerto pour violon"
(Tchaikovsky, ré majeur, op.35)"
Je ne connais pas du tout cet interprète ! L'interprétation de Menuhin, si! Et personnellement, elle m'enchante! Fils de tailleur, je demeure sensible à l'image: "Son archet, c’est l’aiguille de la dentellière" !
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