Il n'y a qu'un mot, sans doute, qui puisse rendre un son face à Varlam Chalamov et ses récits de la Kolyma : lecture.
Des secondes de lecture arrêtées, patientes, qui émettent chacune un son différent mais inaudible comme un arbre stoïque dans le froid garde précieusement sa chaleur enfermée. Toute une forêt de lecture.
Ce qu'on apprend c'est ces sons, ces chaleurs dont on est peut-être capable.
Face à cette expérience de l'écriture qui se risque si loin pour rapporter quelque chose de l'extrême-humain décharné par la cruauté, l'injustice, la haine portées par son semblable, face à l'écriture qui se risque à cet au-delà de soi par foi dans l'autre : un lecteur possible, qui est-il — il et elle — comment reçoit-il ce cadeau ?
Cette question nous est posée par ces géants, Chalamov, Primo Lévi, Antelme... toutes celles et ceux qui nous sont un soutien et nous aident à ne pas basculer.
Ces mots qui nous sont donnés sont comme une musique à étudier, à comprendre, à apprendre, à interpréter, à jouer à notre tour, à transmettre, et à réécouter car elle nous transporte toujours plus loin en elle, à chaque fois.
Sur la neige
Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge? Un homme marche en tête, suant et jurant. Il déplace ses jambes à grand-peine, s'enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s'en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s'allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s'étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L'homme est reparti, mais le nuage flotte encore là où il s'était arrêté : l'air est presque immobile. C'est toujours par de belles journées qu'on trace les routes pour que les vents ne balaient pas le labeur humain. L'homme choisit lui-même ses repères dans l'infini neigeux : un rocher, un grand arbre ; il meut son corps sur la neige comme le barreur conduit son bateau sur la rivière d'un cap à l'autre.
Sur la piste étroite et trompeuse ainsi tracée, avance une rangée de cinq à six hommes. Ils ne posent pas le pied dans les traces, mais à côté. Parvenus à un endroit fixé à l'avance, ils font demi-tour et marchent à nouveau de façon à piétiner la neige vierge, là où l'homme n'a encore jamais mis le pied. La route est tracée. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l'emprunter. Si l'on marchait dans les pas du premier homme, ce serait un chemin étroit, visible mais à peine praticable, un sentier au lieu d'une route, des trous où l'on progresserait plus difficilement qu'à travers la neige vierge. Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de forces, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu'au plus petit, au plus faible, doivent marcher sur un coin de neige vierge et non dans les traces d'autrui. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains mais pour les lecteurs.
1956
Varlam Chalamov, extrait de Récits de la Kolyma
Commentaires
Enregistrer un commentaire