Le jour de l'arrestation de Layisho, Martial et Chaïdana Layisho étaient allés pêcher sur le fleuve. Ils avaient fait une excellente pêche. Mais au moment où ils amarraient la pirogue pour rentrer à Yourma, ils virent un triste vieillard à la gorge et au front blessés, qui n'eut pas trop de mal à les convaincre de se laisser dériver par les eaux jusqu'à la forêt des Léopards, puisque Layisho avait été appréhendé et qu'on cherchait ses deux enfants. Martial et Chaïdana Layisho avaient dix-neuf ans. Le vieillard aux plaies leur avait procuré deux sacs d'identités, l'un en cuir rose, l'autre en cuir blanc. Il leur avait donné un grand panier de provisions, de quoi manger pendant deux semaines. Ils se laissèrent dériver pendant huit jours et huit nuits avant de quitter la pirogue et de se lancer dans une périlleuse guerre contre le vert. Là le monde était encore vierge, et face à l'homme, la virginité de la nature restera la même impitoyable source de questions, le même creux de plénitude, dans la même bagarre, où tout vous montre, doigt invisible, la solitude de l'homme dans l'infini des inconscients, et ce désespoir si grand qu'on finit par l'appeler le néant et qui fait de l'homme un simple pondeur de philosophies. La première privation à laquelle ils devaient se soumettre était le feu, le premier apprentissage lié à cette nouvelle existence était le cru à la place du cuit. Ils dormaient l'un blotti contre l'autre. Le sac d'identités que le vieillard avait destiné à Chaïdana Layisho lui faisait porter le nom d'Aleyo Oshabanti, celui de Martial Layisho donnait à son propriétaire le nom de Paraiso Argeganti Pacha. La bagarre contre le vert durait déjà depuis deux ans. Deux ans et de grosses poussières. Ils arrivèrent dans la zone de la forêt où il pleut éternellement. Le bruit des gouttes de pluie sur les feuilles a quelque chose d'affolant. Il fatigue les nerfs. Martial Layisho et Chaïdana se bouchaient les oreilles, mais le monde du silence était aussi affolant que celui du tac tac des gouttes d'eau sur les feuilles.
— La folie nous guette, disait souvent Chaïdana.
— La folie nous guette, répondait Martial. On a un si fort besoin des autres. Il y a des moments où j'ai envie de montrer mes papiers à ces feuilles, à ces lianes, à ces champignons. On a besoin des autres : de n'importe quels autres.
Ils essayaient parfois d'écouter la chorale des bêtes sauvages, la symphonie sans fond de mille insectes, ils essayaient d'écouter les odeurs de la forêt comme on écoute une belle musique. Mais ils s'apercevaient que l'existence ne devient existence que lorsqu'il y avait présence en forme de complicité. Les choses leur étaient absolument extérieures et c'étaient eux et seulement eux qui essayaient tous les pas vers elles. Ils avaient soif du vieillard aux blessures, ils avaient soif de Layisho et de Chaïdana, ils avaient soif des miliciens et de leurs emmerdements, ils avaient besoin de l'enfer des autres pour compléter leur propre enfer. Les quart ou les tiers d'enfer, c'est plus méchant que le néant. La nature ne nous connaît pas. Tout se passe dedans, les autres, c'est notre dedans extérieur, les autres, c'est la prolongation de notre intérieur. Ils arrivèrent à une clairière. N'ayant pas vu le soleil pendant deux ans, ils donnèrent à la clairière le nom de Boulang-outana, ce qui signifie "le soleil n'est pas mort".
Sony Labou Tansi, La vie et demie, Éditions du Seuil, 1979
photo r.t
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