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Edward Hopper à Paris


"La lumière est différente de tout ce que j'avais vu jusque-là. Les ombres étaient lumineuses, riches de reflets et, même sous les ponts, il règne une certaine luminosité." S'inquiéter de ce qu'il n'ait pas perçu l'importance d'une histoire qui n'était pas encore écrite, déploré qu'il se soit refusé à l'émulation moderniste, conduit à mésestimer la nature fondamentale de cette expérience parisienne.
La luminosité des ombres : voilà la singulière énigme que Braque et Picasso l'auraient empêché de contempler. Au-delà de son intérêt esthétique, la remarque de Hopper trahit l'impression plus générale que lui font les contrastes de la vie parisienne, les oppositions qui y coexistent pacifiquement sans que quiconque se soucie de les noter. La douceur et la vivacité de la ville, les habitants à la fois insouciants et industrieux, bien élevés mais soupe-au-lait, obéissants et en même temps séditieux : autant de contrastes et paradoxes sociologiques qu'il relate dans sa correspondance avec une perplexité que le ton badin dissimule mal. Plus encore, la simultanéité du présent et de l'histoire, la compatibilité d'une morale religieuse et bourgeoise avec les jouissances terrestres et interlopes, d'un sens de l'ordre et d'une ostensible corruption troublent l'Américain bien plus qu'il ne peut se l'avouer. Ce n'est pas un hasard s'il tient à séparer aussi distinctement que possible ses sujets favoris que sont Notre-Dame et les prostituées, peignant la première à l'huile et les secondes à l'aquarelle. Mais les ombres lumineuses, la lumière ombreuse, les femmes de mauvaise vie qui croisent aux abords des églises, témoignent que Dieu et le diable habitent ensemble un Paris très catholique. Pire encore, aux yeux du puritain : il lui est parfois difficile de comprendre où finit le règne de l'un et où commence celui de l'autre...
[...]
Les trois séjours à Paris (en 1906-1907, en 1909 et en 1910) ont laissé en lui une trace indélébile. Une romance avec Ednie Marion Saies, jeune Anglaise sorbonnarde, des échappées vers Saint-Cloud, Amsterdam et Madrid, Londres et Berlin, la mémoire si claire d'une vie qui ne sera pas la sienne, d'une Amérique que, à l'instar d'Emerson, il a appris à identifier depuis un autre rivage : Edward Hopper n'a plus jamais traversé l'Atlantique d'ouest en est. Au terme de son troisième séjour le 1er juillet 1910, embarquant à Cherbourg sur le Cincinnati, il emporte avec lui une moisson de soupirs, de sensations et de questions obsédantes. De son propre aveu, il lui faudra plus de dix ans pour s'en remettre."

Alain Cueff, extrait de Edward Hopper, Entractes, Flammarion, 2012
E. Hopper, Le pont des Arts, 1907

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