Elle se réveilla avant lui et sortit de bonne heure ramasser des mangues fraîches, pleines de rosée du matin. Au passage, elle déposa un baiser léger sur le museau d'un petit veau au piquet.
L'air était léger, elle marchait en songeant que c'était lui pour une fois qui allait allumer le feu en chantant ses rastafaries incantatoires du matin pour son dieu Jah. Elle portait la veste de treillis de Sam et, machinalement, en regardant s'envoler deux lourdes tourterelles, elle plongea les mains dans les poches et y trouva le billet d'Aurore.
Le sang se retira de son visage brun, elle s'assit sur un bout d'arbre mort au milieu du morne. Des sillons de rage déformaient ses traits, elle pressa le pas et arriva vers lui au moment où il se dirigeait vers la cuisine extérieure à la case. Il préparait effectivement le feu du matin en coupant nonchalamment quelques bouts de bois sec. Elle ne le regarda pas et lui, surpris par son nouveau visage, lui fit un petit cri d'oiseau-bonjour. Dans la cuisine, les feuilles de tisane coupées la veille pour le bain rituel l'attendaient. Elle mit sur le feu le canari plein d'eau, y jeta les plantes odoriférantes et rentra dans la case, empoigna les ciseaux accrochés au mur et regagna la cuisine.
Dans la cuisine, la tisane du diable bouillait : elle y jeta les ciseaux quelques instants, les ressortit, se dévêtit, et la cascade de cheveux noirs la recouvrit presque entièrement.
Démente, elle bavait, essayant de calmer les mauvaises eaux de son coeur. Dans la petite case à côté, le vieil homme la lorgnait en aiguisant sa machette. Il s'appelait Sosso, elle l'aimait bien et se laissait séduire par ses regards appuyés...
Elle prit les ciseaux à pleine main, empoigna une mèche pareille à un long serpent noir et d'un coup sec la sectionna. Sam s'était levé, s'étirait en fredonnant. Il resta pétrifié.
"Mais tu es folle !"
"Tiens" dit-elle, hystérique, "voilà, voilà, tiens, prends un morceau de moi, l'ancienne moi, celle dont tu te moques, fous le camp, allez vite, vite".
Elle essayait de le fouetter, hagarde, "Va retrouver ton Aurore !"
Il inclina la tête, éberlué, secoua ses nattes emmêlées et, sifflant le chien Arlequin, s'éloigna. Le vieil homme aiguisait toujours sa machette avec dans les yeux un désir montant pour elle, il lui fit même un signe de complicité qui l'invitait à tout lâcher et sourit.
Sam était revenu sur ses pas, le visage fermé. Il entra dans la case et ressortit très vite, son gros sac à la main.
"Salut et calme-toi, Jah te protège !"
"Va-t-en" hurla-t-elle, hystérique.
Le chien affolé passa sous l'intervalle des pilotis de la case. Alors, déterminée, elle versa la tisane dans le tub, se baigna en palpant son corps couleur d'épice, enfila un jean et un tee-shirt propres, ferma la case et, d'un pas presque joyeux, se dirigea tranquillement vers la case du vieil homme qui fumait sur le pas de sa porte.
Michèle Laurier Césaire, extrait de Singala ou l'homme qui sait guérir, Gaspard Nocturne 2009
Michèle Laurier Césaire à Dakar, photographie collection privée
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