Il ne lisait rien, même pas un journal, regardait d'un oeil froid, parfaitement indifférent, lorsque l'une des vieilles femmes lui tendait celui du jour, les titres annonçant des bombardements, des batailles d'avions ou des torpillages de navires, parcourait les nouvelles des villages de la région, la chronique sportive, le tout en pas beaucoup plus de cinq minutes, repliait le journal et le posait sur la table. Un jour il acheta cependant un carton à dessin, du papier, deux pinces et, au cours de ses promenades, il s'asseyait quelque part et entreprenait de dessiner, copier avec le plus d'exactitude possible, les feuilles d'un rameau, un roseau, une touffe d'herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure. Les feuilles encore accrochées aux sarments des vignes étaient d'une intense couleur pourpre, parfois roses, parfois vertes encore, du moins le long des nervures. Une pourriture jaune ou brune en attaquait les bords ou parfois l'intérieur, y creusant des trous. Il dessina aussi les feuilles en forme d'étoiles des platanes aux troncs blancs et ocellés. Tombées à terre et brunies elles aussi, elles prenaient une consistance de carton, emportées par centaines sur le sol par les rafales de vent, affolées, sautillant d'une pointe sur l'autre, allant s'amasser contre quelque murette ou quelque fossé. Peu à peu il ne resta plus de vert dans la campagne que les haies de cyprès et les lauriers aux feuilles sombres dont les bords ondulaient comme des flammes. Un jour de grand vent, il prit le vieux tramway jusqu'à la plage [...]
Le Récit est constitué d'un récit, intitulé par Chalamov « La première dent » et qui se révèle être un dialogue (ou un intense questionnement) sur la possibilité, sur la raison d'être, sur le contenu et sur l'art du récit. Il se place pour moi, au même niveau que Claude Simon. La première dent Le convoi de prisonniers était comme dans les rêves qui m'avaient hanté pendant mes années d'enfance. Des visages noircis et des lèvres bleues, brûlées par la soleil d'avril de l'Oural. Des gardes géants sautent sur les chariots en pleine course, les chariots s'envolent ; un garde borgne, le soldat de tête, a une cicatrice d'arme blanche en travers du visage ; le chef de l'escorte a des yeux bleus vifs. Dès la première demi-journée de transfert, nous connaissons son nom : Chtcherbakov. Les prisonniers – et nous étions près de deux cents — connaissaient déjà le nom du chef. Ce quasi-miracle me déroutait, je ne parvenais pas à l'expliquer. Les prisonnie...
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