L'autre jour je me suis rendue chez mon ami Félix comme je le fais très régulièrement. Je précise, mais cela n'a pas beaucoup d'importance, que je ne sais toujours pas si son prénom est celui de sa naissance ou s'il s'agit d'un nom d'emprunt. Félix, quelle gageure pour cet homme énigmatique et sombre. Je sonne à sa porte et comme toujours il met un certain temps à ouvrir, non par mauvaise volonté mais à cause du bruit des machines dans son atelier, il faut sonner plusieurs fois. De plus un long couloir sépare l'atelier de la porte d'entrée, le temps d'achever un geste, de déposer un outil et d'aller d'un bout à l'autre du couloir. Cette fois l'attente est suffisamment longue pour me permettre d'évoquer un temps qui n'est déjà plus. Avant, Didi, sa petite chienne, était la première à réagir à mon coup de sonnette, elle me reconnaissait aussitôt et lançait une suite d'aboiements à travers le couloir pour le prévenir de mon arrivée. Ô joie animale immédiate, merveilleuse, son manège est encore dans mes yeux, elle s'élançait si vite le long du couloir qu'elle en trébuchait, puis elle revenait en arrière vers son maître et le doublait à nouveau pour coller son museau derrière la porte et s'agiter et geindre en frétillant de la queue. Jusqu'à ce que Félix atteigne la porte et vienne tourner la clé. Je me dis aujourd'hui qu'une certaine attente anxieuse se mêlait peut-être à ses cris de joie, je ne la percevais pas à l'époque mais l'impatience naïve de Didi, sa joie trop bruyante étaient peut-être un appel au secours : Ne me laissez pas trop longtemps dans la compagnie de cet homme, il m'aime à sa manière mais il me maltraite, son affection est brutale. Avant que Didi meure, c'était ainsi, une explosion de joie lorsque je sonnais à la porte pour rendre visite à Félix.
J'avais donc eu le temps d'évoquer les aboiements anxieux de la petite chienne lorsque mon ami Félix m'ouvrit sa porte, les mains pleines de poussière. Baiser.
Je le suivis dans le couloir et remarquai que la disposition des lieux avait changé depuis ma dernière venue. L'appartement est situé au rez-de-chaussée, il est assez sombre et au bout du couloir il y a une pièce bien éclairée dont il a fait son atelier. J'ai tout de suite remarqué qu'il avait supprimé la porte de cette pièce et abattu la cloison de manière à agrandir son lieu de travail et y diriger ceux qui lui rendent visite. Moi d'instinct ce jour-là, je ne l'ai pas suivi dans son atelier mais je suis entrée dans la première pièce à droite, celle que l'on traverse pour arriver à sa chambre. Là j'ai tout de suite aperçu – comment ne pas le voir, posé par terre bien en évidence – un petit sac de femme en cuir rouge tenant tout seul debout à côté d'un pied de table. Un petit sac à main dérisoire. En cuir rouge presque enfantin.
Félix a saisi mon regard et l'a devancé par un mensonge. Il m'a dit que son amie Marie lui avait demandé l'hospitalité pour la nuit et qu'il ne pouvait pas moins faire que de dire oui. Moi je n'ai pas insisté, je me suis tue. Faible en amour comme à l'égard du mensonge, je n'ai rien dit. Une sensation de malaise m'a envahie et m'a prévenue : attention, danger. Danger rôdant autour du petit sac rouge. Danger muet venant prendre la place de ce qui est tu.
Un jour, c'était après le déjeuner, nous devions retourner chacun au travail après la pause de midi, c'était un jour ordinaire, ciel gris, douceur de l'air, les femmes adorent le quotidien, j'avais laissé les clés de ma voiture sur ma table, c'est-à-dire toutes mes clés, le trousseau en son entier qui tient serrées dans son anneau de métal la clé de ma porte d'entrée, celle de la boîte aux lettres, les deux clés de la voiture mais aussi la clé jaune et dentelée qui ouvre la porte de son appartement à lui. Cette clé il me l'avait donnée un jour dans un geste de confiance mais je ne m'en étais pour ainsi dire jamais servi. C'est vrai, lorsque je vais chez lui je sonne, et à l'époque où Didi était vivante, c'était même un plaisir de sonner, au bruit strident de la sonnette s'ajoutaient ses aboiements hystériques, c'était la fête, j'adore ce genre de bruits.
A mon grand étonnement ce jour-là, en voyant mon trousseau de clés traîner sur la table, Félix a foncé dessus, a défait l'anneau pourtant difficile à ouvrir et en a retiré la clé jaune et dentelée. Pour ce que tu t'en sers a-t-il dit en guise d'explication, sans rien ajouter d'autre. Une sensation de danger bien plus forte que la première m'a prévenue tout de suite, un malaise m'a envahie, j'ai pensé au petit sac rouge et j'ai compris qu'il destinait la clé à Marie. Je me suis laissée faire, je n'ai rien dit. Toujours cette faiblesse, cette absence de réaction aux moments difficiles. Je n'allais tout de même pas me battre pour une clé.
L'image qui m'est venue tout de suite après est celle de Barbe-Bleue. A cause de la barbe longue de quelques jours de Félix et de son air négligé. C'était plutôt à cause de la clé. La clé qui n'est pas là pour tenter mais pour révéler en silence le mensonge et la cruauté. La clé qui retire la confiance à une femme pour la donner à une autre et se réjouit de leur confusion. La clé qui fait souffrir et mourir les femmes. En me voyant muette et interloquée, Félix a eu cette remarque ignoble : Je te la rendrai un jour si tu es sage. Je connais la tentation masochiste, j'ai senti dans mes entrailles l'obscure possibilité de transformer l'offense en excitation, de faire de l'humiliation l'occasion d'une jouissance. Mais je n'ai pas voulu. Ma décision était prise, je ne le reverrais plus.
Françoise Joly, menaces du jour et de la nuit, in i rouge, Nuit, avril 1998 lire > le texte intégral
F. Vallotton, le sommeil, 1908J'avais donc eu le temps d'évoquer les aboiements anxieux de la petite chienne lorsque mon ami Félix m'ouvrit sa porte, les mains pleines de poussière. Baiser.
Je le suivis dans le couloir et remarquai que la disposition des lieux avait changé depuis ma dernière venue. L'appartement est situé au rez-de-chaussée, il est assez sombre et au bout du couloir il y a une pièce bien éclairée dont il a fait son atelier. J'ai tout de suite remarqué qu'il avait supprimé la porte de cette pièce et abattu la cloison de manière à agrandir son lieu de travail et y diriger ceux qui lui rendent visite. Moi d'instinct ce jour-là, je ne l'ai pas suivi dans son atelier mais je suis entrée dans la première pièce à droite, celle que l'on traverse pour arriver à sa chambre. Là j'ai tout de suite aperçu – comment ne pas le voir, posé par terre bien en évidence – un petit sac de femme en cuir rouge tenant tout seul debout à côté d'un pied de table. Un petit sac à main dérisoire. En cuir rouge presque enfantin.
Félix a saisi mon regard et l'a devancé par un mensonge. Il m'a dit que son amie Marie lui avait demandé l'hospitalité pour la nuit et qu'il ne pouvait pas moins faire que de dire oui. Moi je n'ai pas insisté, je me suis tue. Faible en amour comme à l'égard du mensonge, je n'ai rien dit. Une sensation de malaise m'a envahie et m'a prévenue : attention, danger. Danger rôdant autour du petit sac rouge. Danger muet venant prendre la place de ce qui est tu.
Un jour, c'était après le déjeuner, nous devions retourner chacun au travail après la pause de midi, c'était un jour ordinaire, ciel gris, douceur de l'air, les femmes adorent le quotidien, j'avais laissé les clés de ma voiture sur ma table, c'est-à-dire toutes mes clés, le trousseau en son entier qui tient serrées dans son anneau de métal la clé de ma porte d'entrée, celle de la boîte aux lettres, les deux clés de la voiture mais aussi la clé jaune et dentelée qui ouvre la porte de son appartement à lui. Cette clé il me l'avait donnée un jour dans un geste de confiance mais je ne m'en étais pour ainsi dire jamais servi. C'est vrai, lorsque je vais chez lui je sonne, et à l'époque où Didi était vivante, c'était même un plaisir de sonner, au bruit strident de la sonnette s'ajoutaient ses aboiements hystériques, c'était la fête, j'adore ce genre de bruits.
A mon grand étonnement ce jour-là, en voyant mon trousseau de clés traîner sur la table, Félix a foncé dessus, a défait l'anneau pourtant difficile à ouvrir et en a retiré la clé jaune et dentelée. Pour ce que tu t'en sers a-t-il dit en guise d'explication, sans rien ajouter d'autre. Une sensation de danger bien plus forte que la première m'a prévenue tout de suite, un malaise m'a envahie, j'ai pensé au petit sac rouge et j'ai compris qu'il destinait la clé à Marie. Je me suis laissée faire, je n'ai rien dit. Toujours cette faiblesse, cette absence de réaction aux moments difficiles. Je n'allais tout de même pas me battre pour une clé.
L'image qui m'est venue tout de suite après est celle de Barbe-Bleue. A cause de la barbe longue de quelques jours de Félix et de son air négligé. C'était plutôt à cause de la clé. La clé qui n'est pas là pour tenter mais pour révéler en silence le mensonge et la cruauté. La clé qui retire la confiance à une femme pour la donner à une autre et se réjouit de leur confusion. La clé qui fait souffrir et mourir les femmes. En me voyant muette et interloquée, Félix a eu cette remarque ignoble : Je te la rendrai un jour si tu es sage. Je connais la tentation masochiste, j'ai senti dans mes entrailles l'obscure possibilité de transformer l'offense en excitation, de faire de l'humiliation l'occasion d'une jouissance. Mais je n'ai pas voulu. Ma décision était prise, je ne le reverrais plus.
Françoise Joly, menaces du jour et de la nuit, in i rouge, Nuit, avril 1998 lire > le texte intégral
Quel moelleux sommeil que celui de Vallotton! Sagesse du sommeil où une femme, faisant fi de l'offrande sadique d'une clé, peut, en dormant, rêvant peut-être, éviter la posture masochiste. Je trouve ce texte d'une grande finesse, et d'une grande justesse, donc beauté, d'écriture et j'adore Didi, morte sans doute mais qui peut continuer à nous accompagner d'une présence spectrale.
RépondreSupprimerC'est tout à fait vrai que ce sommeil de Vallotton ("l'autre Félix" comme l'appelle judicieusement un fin lecteur) fait fi !
SupprimerIl défie l'homme et ses manigances, il se défie femme dont l'abandon n'abandonne rien, et il se défie aussi sommeil par cet éclairage cru et ces formes qui surgissent en pleine vitalité. Comme il ressemble, finalement, à l'écriture de Françoise Joly ! Et l'adorable Didi, c'est vrai, toute morte qu'elle soit vit, ô comment ! de présence textuelle.
Oui :-)
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