De là où elles sont assises les femmes ne peuvent pas voir la grève. Au-dessus du sommet de la falaise apparaissent parfois des mouettes qui s'élèvent lentement dans l'air, sans un battement d'ailes, restent un instant suspendues sur place, puis se laissent glisser sur le côté et disparaissent, de nouveau remplacées par d'autres. Le bateau dont on ne distinguait tout à l'heure que la voile sur l'étendue moirée s'est maintenant rapproché et, quoique encore lointain, on peut voir sa coque ainsi que, par moments, l'éclat blanc de l'écume qui rejaillit sous son étrave. Très loin, sur l'horizon, est posé un vapeur, un cargo sans doute car on n'aperçoit que les trois masses formées par son gaillard d'avant, son gaillard d'arrière et, au milieu, son château, comme détachées l'une de l'autre, comme ces insectes dont le thorax n'est relié à l'abdomen que par un corselet aussi mince qu'un fil. Il ne bouge pas. A cette distance, il est impossible de reconnaître l'avant ou l'arrière. Il se trouve un peu sur la gauche du plus haut sommet que forme la chaîne des nuages aux ombres roses entassés au-delà de l'horizon. Le petit voilier suit un trajet rectiligne, légèrement en oblique, se dirigeant sans doute vers un port situé sur la gauche. Épinglé à peu près à mi-hauteur de la large bande bleu-vert qui l'entoure de toutes parts, il est encore très à droite. Comme la mer sur laquelle il semble piqué, il paraît à la fois doué d'immobilité et de mouvement, se déplaçant avec une extrême lenteur (toutefois, si l'œil l'abandonne quelques instants il ne le retrouve pas au même endroit, quoique toujours apparemment immobile, si bien qu'on dirait qu'il progresse par une série de translations rapides, foudroyantes même, en profitant des instants d'inattention) dans l'espace vide entre le groupe formé par l'homme qui tient l'enfant contre lui et la vache qui s'en est silencieusement approchée, maintenant debout, de profil, se découpant sur le ciel vaporeux et la bande plus foncée que déploie la mer, parfaitement immobile aussi à l'exception de sa mâchoire qui va et vient constamment dans un mouvement horizontal tandis que disparaissent peu à peu les touffes d'herbe dépassant aux commissures de ses lèvres.
Claude Simon, Leçon de choses
Matisse, La conversation 1938
Claude Simon, Leçon de choses
Matisse, La conversation 1938
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