Puis soudain comme sourd tout à coup — ou ce qui dut d'abord lui sembler comme la surdité, une infirmité de plus, une supplémentaire disgrâce, c'est-à-dire, pour la première fois depuis vingt-deux ans, entendant (pouvant, ayant la permission d'entendre) le silence ou plutôt ces menues manifestations du silence que sont les froissements des herbes, des feuilles, les invisibles cheminements d'insectes, cette confuse rumeur faite d'infimes bruissements, d'infimes palpitations : depuis des années il n'avait pas entendu (pas entendu qu'il entendait) chanter un oiseau, senti (ne s'était pas permis de sentir) le froid, le chaud : le vieux corps usé percevant maintenant la tiédeur du soleil d'hiver, le parfum d'ozone de l'air glacé, les craquements ténus du gel, l'odorante fraîcheur des nuits de printemps, les voix des rossignols, les senteurs des foins coupés, des feuilles pourrissantes à l'automne, des chaumes brûlés, l'appel du coucou répercuté dans les bois ; et pendant les longs après-midis les rayons dorés jouant dans les feuilles, les teintant de citron par transparence, deux moineaux venant s'abattre en piaillant dans l'un des arbres du verger, se poursuivant et se disputant, invisibles dans les rameaux secoués de brusques froissements tandis qu'ils se déplacent par à-coups, sautant et se culbutant de manière imprévisible d'une branche à l'autre, agitant leurs extrémités de frémissements, s'enfuyant,
Claude Simon, Les Géorgiques
Photo Natalie Nowak
Claude Simon, Les Géorgiques
Photo Natalie Nowak
Commentaires
Enregistrer un commentaire