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"Dropout", recalé


« La moitié des enfants qui entrent à l'école publique à Chicago échouent avant la fin du lycée. Dans le monde, les trois quarts des enfants inscrits à l'école primaire n'atteignent jamais le niveau que la loi de leur pays définit comme le minimum obligatoire. L'institution tenue pour sacrée crée et légitime un monde où la grande majorité des individus sont stigmatisés comme recalés tandis qu'une minorité seulement sortent de ces institutions avec en poche un diplôme qui certifie leur appartenance à une super-race qui a le droit de gouverner.
La fonction insidieuse de la scolarisation est évidente, mais voici deux décennies maintenant qu'elle a été reconnue comme telle. Elle attire périodiquement l'attention, comme actuellement en Illinois. Mais on en discute systématiquement du point de vue des employés de la fourrière, qu'il s'agisse de la direction des établissements, des associations de parents d'élèves et d'enseignants ou des services éducatifs, plutôt que du point de vue de ceux qui ont quitté le système. Et cela alors même que plus d'un élève que ses "gardiens" en herbe qualifient de raté s'est de longue date redéfini comme étant parvenu à se soustraire à un parcours scolaire inutile et mutilateur.
Cette nouvelle conscience de soi de l'élève buissonnier s'inscrit dans un modèle culturel apparu au sein des États modernes à la fin des années 1980. Dans les pays pauvres, les gouvernements modernes ont dernièrement connu un effondrement catastrophique de leur légitimité, et ce pour une raison bien simple : les majorités pauvres ont compris plus vite et plus clairement que les experts officiels que les objectifs de développement en termes de santé, d'éducation, d'hygiène publique, de transports ou de logement ont été définis de façon stupide et ne sauraient devenir des bienfaits pour la majorité. Aux États-Unis, de plus en plus de gens découvrent que la liberté de faire défection de l'un de nos systèmes modernes est une liberté sacrée. Cette semaine, aux élections, plus de la moitié des citoyens n'ont pas jugé utile de se déplacer. Les "testaments de vie" pour échapper au contrôle des médecins et des bioéthiciens sont devenus des démarches courantes. De plus en plus, les Américains estiment raisonnable et vertueux d'éviter de se faire diagnostiquer, soigner, éduquer, socialiser, informer, divertir, loger, conseiller, certifier, promouvoir ou protéger suivant les besoins que leur attribuent leurs gardiens professionnels. Le refus de grossir la clientèle de professions libérales mutilantes devient un aspect majeur de l'ethos américain.
C'est sur cette expérience de soustraction aux besoins imputés et à leur gestion professionnelle que j'entends attirer votre attention. Cet ethos de l'évitement se fonde sur l'idéal américain du self-made man. Il consiste à jouir de la liberté de refuser la docilité, de faire défection et de renoncer à sa part légitime de service coûteux. Je choisis ce sujet négligé parce que je crois que les pauvres méritent une considération particulière quand ils refusent la consommation. »

Ivan Illich, La perte des sens, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004
Thami Benkirane, La cigale et la fourmi
Photographie de la série "Fès & gestes", Fès ville nouvelle, le 30 avril 2017

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