Accéder au contenu principal

En plein air

Bela Bartók  (cliquer pour écouter)
Se peut-il qu'on ait une musique dans la peau, plus que toute autre, comme l'air qu'on respire, comme l'eau dont on est issu... J'ai souvent cette impression avec "en plein air", en particulier cette 4e partie lente et nocturne.
Et quel ne fut pas mon bonheur de voir que ce passage du livre d'Emanuele Coccia, dont je fais mon butin aujourd'hui et qui parle du "bain", de "l'atmosphère" dans quoi nous sommes immergés, porte 
justement ce titre : en plein air.

« La vie n'a jamais abandonné l'espace fluide. Lorsque dans un temps immémorial elle a quitté la mer, elle a trouvé et créé autour d'elle un fluide aux caractéristiques – consistance, composition, nature – différentes. Avec la colonisation du monde terrestre, hors du milieu marin, le monde sec s'est transformé en un immense corps fluide qui permet à la grande majorité des vivants de vivre dans un rapport d'échange réciproque entre sujet et milieu. Nous ne sommes pas les habitants de la terre ; nous habitons l'atmosphère. La terre ferme n'est que la limite extrême de ce fluide cosmique au sein duquel tout communique, tout se touche et tout s'étend. Sa conquête a été, avant tout, la fabrication de ce fluide.
   Il y a des centaines de millions d'années, dans un laps de temps compris entre la fin du cambrien et le début de l'ordovicien, des groupes d'organismes sont sortis de la mer et ont déposé les premières traces de vie animale dont nous avons témoignage : il s'agit, en toute probabilité, d'anthropodes homopodes, c'est-à-dire d'êtres équipés de pattes et d'un appendice caudal pointu – le telson. Leur présence sur terre est encore éphémère et expérimentale : ils apparaissent dans le milieu aérien pour chercher de la nourriture ou pour se reproduire. Le monde qui s'ouvre face à eux a été façonné par d'autres êtres vivants. L'univers que nous habitons est le fruit d'une catastrophe de pollution, que l'on appelle alternativement grande oxydation, holocauste de l'oxygène, ou catastrophe de l'oxygène. Des causes géologiques et biologiques semblent s'être associées et avoir changé définitivement le visage de la planète. Le développement des premiers organismes capables de photosynthèse – les cyano-bactéries – et le flux de l'hydrogène provenant de la surface de la terre ont provoqué l'accumulation d'oxygène, dans un premier temps immédiatement oxydée par les éléments présents dans les eaux marines ou sur la surface terrestre (le fer, par exemple, ou les rochers calcaires). Avec le développement et la diffusion des plantes vasculaires, l'atmosphère s'est stabilisée : la quantité d'oxygène libre a dépassé le seuil d'oxydation et s'est accumulée en forme libre. A son tour, la présence massive d'oxygène a entraîné l'extinction de nombreux organismes anaérobies qui peuplaient terre et mer, au profit de formes de vie aérobies.
   L’installation sédentaire et définitive des vivants sur la terre ferme a coïncidé avec la transformation radicale de l'espace aérien qui entoure et enveloppe la croûte terrestre : ce que, à partir du XVIIe siècle, nous appelons atmosphère a changé sa composition interne. Grâce aux plantes, la terre devient définitivement d'espace métaphysique du souffle. Les premiers à coloniser et à rendre la terre habitable ont été les organismes capables de photosynthèse : les premiers vivants intégralement terrestres sont les plus grands transformateurs de l'atmosphère. Inversement, la photosynthèse est un grand laboratoire atmosphérique dans lequel l'énergie solaire est transformée en matière vivante. D'un certain point de vue, les plantes n'ont jamais abandonné la mer : elle l'ont apportée là où elle n'existait pas. Elles ont transformé l'univers en une immense mer atmosphérique et elles ont transmis à tous les êtres leurs habitudes marines. La photosynthèse n'est que le processus cosmique de fluidification de l'univers, l'un des mouvements à travers lesquels le fluide du monde se constitue : ce qui fait souffler le monde et le maintient dans un état de tension dynamique.
   Les plantes nous font ainsi comprendre que l'immersion n'est pas une simple détermination spatiale : être immergé ne se réduit pas à se trouver dans quelque chose qui nous entoure et qui nous pénètre. L'immersion, on l'a vu, est tout d'abord une action de compénétration réciproque entre sujet et environnement, corps et espace, vie et milieu ; une impossibilité de les distinguer physiquement et spatialement : pour qu'il y ait immersion, sujet et environnement doivent se pénétrer activement l'un l'autre ; en cas contraire, l'on parlerait simplement de juxtaposition et de contiguïté entre deux corps qui se touchent dans leurs extrémités. Le sujet et l'environnement agissent l'un sur l'autre et se définissent à partir de cette action réciproque. Observée ex parte subjecti, cette simultanéité se traduit par l'identité formelle entre passivité et activité : pénétrer le milieu environnant, c'est être pénétré par lui. Donc, dans tout espace d'immersion, faire et subir, agir et pâtir, se confondent selon la forme. Nous en faisons l'expérience, par exemple, chaque fois que nous nageons. »

Bela Bartók, En plein air, Umberto Santoro, piano
Emanuele Coccia, La vie des plantes, p. 51-54, Payot et Rivages, 2016

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mon Dieu

     Ce sont les pierres et le relief rugueux qui m'attirèrent d'emblée en Ardèche. Pourtant, après avoir parcouru les dix-huit hectares de ma propriété, ces coulées d'énormes pierres qui pesaient parfois des tonnes commencèrent à m'inquiéter. Je me demandais si elles étaient récentes.      Parfois j'entendais un grondement sourd de rocher qui se détachait de la montagne, fracassant tous les arbres sur son chemin. Pour calmer mon inquiétude, je me suis fait une réponse rassurante : cela n'arrivait pas souvent.      Un jour pendant que je travaillais dans mon bois de châtaigniers, le Bon Dieu est passé. Oui, c'était Régis, mon voisin. On l'appelait comme ça car il était Jésus le vendredi saint au village chaque année à Pâques. En plus, il incarnait ses qualités naturellement. C'était un homme droit, au pas lent, à la parole réfléchie. La personne parfaite à qui je pouvais poser ma question !      J'ai interrompu sa promenade en lui demandant

Julienne

  Un livre très simplement beau.  Comme un fruit, à la peau fine, qui contient tout de la vie. Elle avait poussé un grand cri. Aussitôt les matrones s'étaient précipitées autour d'elle. Elles prirent les choses en main. On repoussa mari et enfants. On tendit un rideau de pagnes pour protéger le nouveau-né et sa mère. Les matrones savaient bien ce qu'il fallait faire : couper le cordon ombilical avec une moitié de tige de roseau taillée à cet effet, remettre le cordon à la mère de l'accouchée qui l'enterrerait dans un lieu connu d'elle seule, déposer le bébé sur le ventre de sa mère qui lui sourirait et palperait son petit corps comme pour le modeler, car la mère et l'enfant doivent apprendre à se reconnaître et il faut leur laisser le temps. Puis les matrones prépareraient une jonchée d'herbes fines tapissées de feuilles de bananier sur laquelle l'accouchée serait lavée et pansée, et chaque jour, elles se relaieraient pour présenter le bébé pour qu&#

Un monde d'enfant

C'était donc au petit matin, cette nuit-là. J'habitais chez les Farges, j'avais six ans et j'étais dans mon lit lorsque j'ai été réveillé par des bruits dans la maison. Il y avait beaucoup de monde dans le couloir. J'étais frappé par cette présence de soldats et d'officiers – et surtout de policiers français en civil, avec leurs lunettes noires, leurs chapeaux et leurs revolvers – je trouvais absurde qu'ils aient des lunettes noires la nuit, ça m'intriguait. J'ai alors pensé que les adultes n'étaient pas des gens très sérieux – je n'ai d'ailleurs pas changé d'avis depuis ! – et dans le couloir il y avait aussi des soldats allemands en armes, qui semblaient gênés puisqu'ils regardaient le plafond. Ils regardaient en l'air, peut-être – j'espère – parce qu'ils avaient honte d'arrêter un enfant de six ans et demi. J'espère que c'est ça, mais je n'en suis pas sûr ! Je me rappelle bien la scène, je la

Les Zouaves

«    Par les rues du Mouillage, je me rappelle avoir vu les Zouaves en pantalon bouffant et rouge.    Bronzés comme des câpres , gais comme de vrais troupiers français, ils chantaient une chanson qui ne me revient plus. Du refrain pourtant, je me souviens — et pour cause — des derniers mots. Voilà zou-zou ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-â-â-â-ve ! ! ! gueulaient-ils à tue-tête, en lançant leurs chéchias dans l'espace... Toutes les fenêtres de la rue se garnissaient alors de minois joliets, curieux de connaître de vrais Zouaves ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-â-â-â-ve ! ! !    Je les revois, ces Turcos, entraînant avec eux tout un cortège de gamins de toutes nuances — y compris Petit Moi !...    Ces gamins aspiraient à les voir de près, à les toucher, à les palper. Pensez-donc ! des soldats qui reviennent des champs de bataille ne peuvent ressembler à tous les autres.    Le négrillon Pierre, plus bandit que tous, se fourre entre les jambes d'un grand zouave sans