Je reviens à cet énigmatique bonhomme et laisse Wittgenstein s'en expliquer lui-même :
Il nous semble que l'expression du visage représente quelque chose qui pourrait être détaché du dessin, comme s'il nous était possible de dire: "Ce visage a une expression particulière, en fait, c'est celle-ci" (en désignant alors quelque chose). Mais si je devais montrer quelque chose qui rende l'expression de ce visage, ce ne pourrait être que le croquis que je regarde.
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"Ce visage a une expression particulière", je suis enclin à le dire quand je me laisse pénétrer entièrement par cette impression. Ce qui se passe alors, c'est une sorte d'assimilation ou de saisissement de la chose ; et notre façon de dire : "je saisis l'expression de ce visage" paraît indiquer que nous saisissons quelque chose qui se trouve dans le visage et qui n'est pas le visage. Nous avons l'impression de chercher quelque chose, mais non pas comme si nous voulions découvrir un modèle d'expression extérieur au visage qui se trouve devant nous, mais comme si nous voulions sonder l'intérieur de l'objet. Lorsque je laisse s'imprimer en moi cette impression d'un visage, il me semble qu'il en existe un double qui en serait le prototype, et qu'en regardant l'expression du visage, je découvrirais le prototype auquel elle correspond.
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Il est à remarquer que le même phénomène se produit lorsqu'il s'agit de la vision directe d'un objet réel, en particulier d'un objet vivant, tel précisément le visage. Car un visage réel, perçu en chair et en os, est tout aussi mobile et insaisissable que le visage qu'on tente d'imaginer à partir d'une esquisse. C'est pourquoi d'ailleurs il n'existe pas d'objet d'amour : pas de visage ou de corps dont on puisse s'éprendre, mais une infinité de visages et de corps qui voltigent autour de la personne aimée, comme voltige et se dérobe l'image d'un visage autour de l'esquisse proposée par Wittgenstein. C'est pourquoi le désir amoureux, qui est le désir de posséder un visage et un corps, est par définition insasiable, c'est-à-dire interdit de satisfaction. L'amour est vulgivagus comme le dit Lucrèce dans le De rerum natura (et comme le disait déjà Platon dans le Banquet) : il "erre partout", sans jamais rien trouver. La seule différence, ici, entre le monde réel et le monde imaginaire est qu'on a affaire, dans le premier, à une succession d'images qui disparaissent aussitôt vues, alors qu'on est confronté, dans le second, à une succession d'images – ou d'impressions d'images – dont aucune ne s'est laissé voir. »
Clément Rosset, L'invisible, Editions de Minuit, 2012
Henri Manguin, Allée du parc, 1905, Pinakothek der Moderne Munich Germany
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