Extrait d'une conférence qu'Ivan Illich consacre en 1995 à l'histoire du regard. Il fait allusion à une thèse de l’helléniste Gérard Simon :
« Pour ce dernier, l'optique antique a pour objet un effluve de la pupille, un rayon qui trouve son origine dans l’œil, et ne traite au mieux que tangentiellement de la lumière, laquelle est elle-même conçue comme une émanation de l’œil céleste, un rayon venant du soleil, de la face d'Hélios. Tout le mérite d'Euclide est d'avoir donné une forme géométrique au regard humain, décrivant cet effluve comme une figure conique qui a son sommet dans la pupille et sa base sur l'objet que le regard embrasse.
Tous les opticiens de l'Antiquité s'intéressent à ce qui se passe à la base du cône visuel, là où il s'attache à son objet. Ils conviennent que quelque chose, à la surface de l'objet, se mêle au rayon émis par l’œil. De quoi s'agit-il ? C'est la couleur. La couleur comme une qualité de l'objet qui est embrasée et plaquée à sa surface parce qu'il a été réchauffé par le regard du soleil. Quelque soit l'école à laquelle ils appartiennent, tous les opticiens antiques s'accordent pour dire que le regard avance, se projette dans une érection organique de l’œil, qu'il est une projection de chair dans le monde. Pour tous, le rayon visuel — l'éjaculation du sens visuel — est lui-même organique ; l'organe est éveillé quand on ouvre les paupières :
Il résulte des textes [...] que, de Platon à Galien, l'un [des] possibles a été que l'on puisse sentir hors de soi : le rayon visuel se comporte comme un organe éphémère qui, à condition que la lumière l'actualise de sa présence, dure le temps du regard. Quand bien même l'âme (ou ses parties) a dans notre corps un lieu, elle n'y confine pas tous ses pouvoirs. (Gérard Simon, Le Regard, L’Être et l'Apparence dans l'optique de l'Antiquité, Paris, Seuil, 1988, p.16)
Les Grecs n'auraient pu concevoir la vision sans un rapport dissymétrique entre l’œil corporel et l'objet illuminé. Ces auteurs anciens parlent diversement du rayon visuel comme d'un doigt oculaire, d'un membre de l'âme, d'un psychopode qui est saturé en saisissant les couleurs dans un acte de mélange perceptif. Les écoles philosophiques divergent quant au lieu de la rencontre, mais pour toutes il se situe "dehors", au-delà de la peau. Pour Aristote, le mélange de la chair et du monde a lieu sur l'objet lui-même ; pour Platon, puis pour les stoïciens, il se produit à mi-parcours, là où l’œil rencontre l'ombre colorée jetée par les idées, ou encore là où le regard embrasse les écailles que le soleil détache des objets. »Ivan Illich, Passé scopique et éthique du regard. Plaidoyer pour l'étude historique de la perception oculaire, in La perte des sens, Fayard, 2004
Photo Anne Nouwynck, Rwanda, 2017
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