Accéder au contenu principal

Lux et lumen


« L'hésitation du regard occidental devant l'image [...] est une constante qui survit à une inversion majeure de la vision au cours de la même période [9è et 10è siècles]. L'histoire commence avec al-Haytham (Alhazen, en latin, vers 965-1039), qui, comme les deux autres grands opticiens avant lui, Euclide et Ptolémée, était citoyen d'Alexandrie. D'après une légende, c'était un mathématicien si réputé que le sultan attendait de lui qu'il régulât le Nil. Ayant compris la vanité d'une telle entreprise, il s'éloigna de la cour et créa pour lui même un "instrument" lui permettant d'étudier l'éclipse de soleil qu'il avait prédite. Voici comment il procéda : il se servit d'un tombeau égyptien comme camera obscura. En perçant un minuscule trou, il produisit sur le mur du fond de la chambre noire une image du soleil qu'il pouvait regarder sans être aveuglé.
Ce qui fait de lui un révolutionnaire, ce n'est pas l'usage qu'il fit de cet instrument, mais la nouvelle intelligence du regard qu'il tira de cet événement. Il observa que l'image de l'éclipse partielle restait dans ses yeux lorsqu'il fermait les paupières. Réfléchissant sur ce qui se produisait quand, au lieu de les ouvrir, il fermait les yeux, inversant la pratique classique, il fut conduit à inverser la théorie antique. Son intro-spection, qui contraste vivement avec les façons de procéder plus anciennes, l'amena aussi à renverser la construction du cône visuel pour placer sa base dans l’œil et son sommet dans l'objet. Ainsi transforma-t-il l'optique : de science de l'opsis, de la vision, elle devint photique, science des rayons de lumière et de leurs effets. Dorénavant, la vision serait examinée et expérimentée comme le résultat de ce que la lumière introduit dans l’œil, et non pas de ce avec quoi le regard va se fondre.
Nous avons déjà observé que, même dans l'Antiquité, il y avait des sages pour prétendre que les objets exsudent quelque chose que l’œil capture : des écailles ou des émanations appelées simulacra. Cependant, jusqu'à al-Haytham, l'endroit où se produisait leur prise, la perception, était à l'extérieur, et non dans l’œil. Après la traduction de son ouvrage en latin sous le nom d'Alhazen, tout cela changea, non pas soudainement mais inexorablement. Le lieu d'in-corporation ou d'in-formation fut déplacé dans l’œil, dans le corps cristallin derrière la pupille.
Cette inversion de la vision devait se refléter très clairement dans le changement épistémologique qui se produisit dans le courant du XVIIè siècle, au faîte de la pensée scolastique.
[...]
Deux mots latins distincts étaient employés pour la lumière qui sort et celle qui entre : respectivement, lumen et lux. Le lumen oculorum, le lumen intellectuale, le lumen fidei et l'illuminatio de la page se discutent, certes, mais ce sont aussi des objets d'expérience. Cette expérience était profondément différente de la seule lumière que nous, modernes, semblons connaître. Nous avons gagné la lux et perdu le lumen. En matière d'éthique, les implications sont nombreuses. Une personne capable d'exercer un lumen n'a rien à voir avec une créature qui reçoit passivement une lux. »

Ivan Illich, Passé scopique et éthique du regard. Plaidoyer pour l'étude historique de la perception oculaire, in La perte des sens, Fayard, 2004
Photo r.t

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mon Dieu

     Ce sont les pierres et le relief rugueux qui m'attirèrent d'emblée en Ardèche. Pourtant, après avoir parcouru les dix-huit hectares de ma propriété, ces coulées d'énormes pierres qui pesaient parfois des tonnes commencèrent à m'inquiéter. Je me demandais si elles étaient récentes.      Parfois j'entendais un grondement sourd de rocher qui se détachait de la montagne, fracassant tous les arbres sur son chemin. Pour calmer mon inquiétude, je me suis fait une réponse rassurante : cela n'arrivait pas souvent.      Un jour pendant que je travaillais dans mon bois de châtaigniers, le Bon Dieu est passé. Oui, c'était Régis, mon voisin. On l'appelait comme ça car il était Jésus le vendredi saint au village chaque année à Pâques. En plus, il incarnait ses qualités naturellement. C'était un homme droit, au pas lent, à la parole réfléchie. La personne parfaite à qui je pouvais poser ma question !      J'ai interrompu sa promenade en lui demandant

Julienne

  Un livre très simplement beau.  Comme un fruit, à la peau fine, qui contient tout de la vie. Elle avait poussé un grand cri. Aussitôt les matrones s'étaient précipitées autour d'elle. Elles prirent les choses en main. On repoussa mari et enfants. On tendit un rideau de pagnes pour protéger le nouveau-né et sa mère. Les matrones savaient bien ce qu'il fallait faire : couper le cordon ombilical avec une moitié de tige de roseau taillée à cet effet, remettre le cordon à la mère de l'accouchée qui l'enterrerait dans un lieu connu d'elle seule, déposer le bébé sur le ventre de sa mère qui lui sourirait et palperait son petit corps comme pour le modeler, car la mère et l'enfant doivent apprendre à se reconnaître et il faut leur laisser le temps. Puis les matrones prépareraient une jonchée d'herbes fines tapissées de feuilles de bananier sur laquelle l'accouchée serait lavée et pansée, et chaque jour, elles se relaieraient pour présenter le bébé pour qu&#

Un monde d'enfant

C'était donc au petit matin, cette nuit-là. J'habitais chez les Farges, j'avais six ans et j'étais dans mon lit lorsque j'ai été réveillé par des bruits dans la maison. Il y avait beaucoup de monde dans le couloir. J'étais frappé par cette présence de soldats et d'officiers – et surtout de policiers français en civil, avec leurs lunettes noires, leurs chapeaux et leurs revolvers – je trouvais absurde qu'ils aient des lunettes noires la nuit, ça m'intriguait. J'ai alors pensé que les adultes n'étaient pas des gens très sérieux – je n'ai d'ailleurs pas changé d'avis depuis ! – et dans le couloir il y avait aussi des soldats allemands en armes, qui semblaient gênés puisqu'ils regardaient le plafond. Ils regardaient en l'air, peut-être – j'espère – parce qu'ils avaient honte d'arrêter un enfant de six ans et demi. J'espère que c'est ça, mais je n'en suis pas sûr ! Je me rappelle bien la scène, je la

Les Zouaves

«    Par les rues du Mouillage, je me rappelle avoir vu les Zouaves en pantalon bouffant et rouge.    Bronzés comme des câpres , gais comme de vrais troupiers français, ils chantaient une chanson qui ne me revient plus. Du refrain pourtant, je me souviens — et pour cause — des derniers mots. Voilà zou-zou ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-â-â-â-ve ! ! ! gueulaient-ils à tue-tête, en lançant leurs chéchias dans l'espace... Toutes les fenêtres de la rue se garnissaient alors de minois joliets, curieux de connaître de vrais Zouaves ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-zou ! Voilà zou-â-â-â-ve ! ! !    Je les revois, ces Turcos, entraînant avec eux tout un cortège de gamins de toutes nuances — y compris Petit Moi !...    Ces gamins aspiraient à les voir de près, à les toucher, à les palper. Pensez-donc ! des soldats qui reviennent des champs de bataille ne peuvent ressembler à tous les autres.    Le négrillon Pierre, plus bandit que tous, se fourre entre les jambes d'un grand zouave sans