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Rue du 11 octobre

Ils sont tranquilles sur leur rivage.
Aucun cyclone, aucun raz de marée, aucun tsunami ne les agresse, pour le moment. Le soleil radieux d'été indien tombe sur la fenêtre de Martin, sur sa poitrine, sa tête, sa feuille de papier, entre ses bras, entre les bras du fauteuil. Quel est ce bruit ? ces voitures, ces fourgons qui passent, cette cloche qui sonne un glas, ce balayeur de rues, cette voix plaintive, répétitive, lente, empâtée, qui articule avec peine, avec constance... Des choucas crient, Martin les regarde au coin du toit, leur corps lisse, noir, compact, agressif. Le bec court ouvert comme des ciseaux. Furtifs et assurés dans leur vol. Martin regrette les freux. La municipalité n'a de cesse de les chasser, détruire leurs gros nids de bois dans les platanes, eux qui sont si sociables, enjoués, éloquents, grandioses dans leurs ballets l'automne au-dessus de la rivière. Leurs voix sonores à l'égal des cloches mais organiques au lieu d'être minérales. Roucoulements de pigeons, gazouillis divers, moteurs encore, voix encore, portières. Martin échappe à ses houles profondes, à ses voix intérieures étouffées. Des enfants glapissent comme les choucas, sortie d'école ? Le téléphone n'arrête pas de sonner, il laisse faire. Il sait que le jour est comme la nuit, emberlificoté dans ses nouages et ses grouillements, nouements et dénouements. Un choucas noir comme l'encre jaillit, s'introduit sous un chéneau où ont fait leurs nids des hirondelles.
André écluse lentement ses demis d'un bistrot à l'autre. Les conversations sont rares. Ce sont de longs moments à sentir l'amertume de la bière, l'âcreté de la fumée, les effluves de l'air du temps, bons et mauvais. Il préserve cette grève, cette zad itinérante où il pose ses fesses sur la chaise, au bord du monde. Depuis quelque temps il est à la retraite. Il ne sait plus compter le temps, prévoir. Juste regarder, compter sa petite monnaie, traîner comme les cailloux sur la rive, propres, lavés de frais, ou quelquefois moussus, là où la mousse est fraîche, encore naturelle, même sèche comme le lichen, comme le foin, comme sa barbe devenant broussaille – la main s'habitue, comme l’œil. Il y a tant à découvrir à un coin de rue en une demi-journée. Les problèmes des uns et des autres, tellement futiles et pourtant. Usants. Le travail, la politique, la famille, les loisirs. Il n'en a plus, il n'en veut plus. Il regarde passer les autres. Passer.
Martin quitte sa place à la fenêtre. Il allume la radio. Un terrible ouragan vient de dévaster la côte de Floride. "Une longue litanie de lamentations funèbres" ânonne le présentateur, qui enchaîne tsunamis, séismes, crues meurtrières, disparition assassinat, effondrement boursier.

Commentaires

  1. Regarder passer les choucas, les freux et, à leur image, passer aussi, tendre et résigné dans les rumeurs du temps?

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