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Un métier

Un métier

Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité.
Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ?
Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des courtilières, les monticules des taupes, les doryphores, les outils, les raies dans la terre fine, les semences de carottes dans la main. Il pouvait arroser.
Le père lui avait dit une fois : "mon père était un vrai tyran, il me faisait trimer, 'si tu travailles pas poulian, tu travailleras rossian', il me faisait conduire les bœufs, à huit ans, tandis que lui tenait la charrue."
Les hommes vivaient et travaillaient avec les animaux. Travaillaient comme des bêtes, c'était la condition humaine.
Le père, qui avait eu la force d'échapper à son tyran, évoquait sans trop de détails une jeunesse plutôt difficile, dans la ville, avant d'arriver à s'en sortir grâce à ses aptitudes pour l'administration. Comment pouvait-il ne pas comprendre ? N'avait-il jamais ressenti, ni vécu, ce que vivait son fils ? L'enfant démissionna de ce poste d'instituteur que le père trouvait très enviable. L'enfant seul avec ce même désir, cette même soif qu'il ne sait nommer.


L'enfant s'introduit chez le musicien pour voler un peu du trésor des dieux — officiellement pour lui remettre la bouteille de sirop des Vosges Cazé. C'est la première fois qu'il va entrer dans le logis perché du vieil homme.
Il lui a dit d'entrer, puis a ouvert lui-même à l'enfant qui hésitait.
Il ne reconnaissait rien d'une maison. C'était petit, les murs étaient tapissés de pages de journaux vieillis montrant des dessins humoristiques, le repaire d'un original, d'un ours, d'un anarchiste famélique. L'homme prend le sirop, fouille dans sa profonde poche et sort des pièces qu'il met dans la main de l'enfant, qui ressort en reculant pendant que son regard perçoit dans la pénombre le poêle en fer rouillé mais pas le piano.
Le vieil homme referme la porte. Il craque le bouchon, prend une gorgée de sirop et va au piano.
L'enfant assis sur la marche écoute et le son vient tout de suite caresser sa peau, couler dans ses veines.

Peinture de Bengt Lindström

Commentaires

  1. C'est la beauté des jardins et des sons que je ressens ici, ouverture/plaisir/résistance dans la condition humaine quand elle est quasi inhumaine comme la cruelle peinture de Bengt Lindström

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    1. "cruelle" ?... La cruauté couvée par la tendresse et inversement.
      "résistance dans la condition humaine"... ça fait penser un peu à Spinoza.

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  2. Cruelle à mes yeux : loin de la tendresse, j'y vois une prédation; mais ce n'est que mon regard.

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    1. Mais l'art n'est-il pas sublimation ? (et par la tendresse éventuellement, ainsi que par la joie, la jubilation partagée des couleurs, voilà ce que je ressens pour ma part)

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