Accéder au contenu principal

Alcoolo blues

Un sanglot d’angoisse s’échappa de sa gorge… Rentrer chez elle… C’était où ? Il lui faudrait refaire à l’envers l’immense voyage qui l’avait finalement jetée sur le lit d’hôtel douteux. Elle sortit. La nuit soudainement tombée lui jeta les miroitements des cafés ouverts ça et là, sortes de cavernes dorées agrandies par d’immenses miroirs. La soif montait en elle, volcan, sécheresse, désir de tout son être.
Elle ne tremblait pas encore. Cela viendrait plus tard et sournoisement. Elle détestait cette pauvreté qui la rendait pantelante, harassée et hardie.
Elle entra dans le bar le plus tamisé, celui où l’orange et le piano adoucissaient son désarroi. C’était exactement la même impression qu’elle avait éprouvée quinze ans auparavant en Sardaigne… Lâchée à la frontière, elle s’était retrouvée seule, séparée de la communauté créative… Les années aux fleurs dans les cheveux !
Elle traversa la brasserie pleine de gens bourdonnants, ce soudain bruit, ce ronronnement humain qui donnait l’impression d’être un animal lâché sur une place où la circulation intense le laisse pétrifié, au bord du vertige. Elle était allée droit vers la caissière blonde et avait demandé sans oser vraiment la regarder, un café, rêve caressé, dégusté d’avance pendant ces longs mois, coupée de tout ce que représente vraiment la liberté, lorsqu’on la perd.
Elle avait bu le café brûlant en inspirant l’arôme retrouvé, et s’était précipitée vers les toilettes pour y vomir de longs jets qui l’avaient laissée démembrée, hagarde, le visage livide. Quinze ans ! Elle avait changé, réussi et brisé sa vie. Elle jeta un bref regard sur les javelots blancs de ses nouveaux cheveux. Elle n’avait pas su qu’elle était belle… Ses longs cheveux cascadaient en torrents bleus sur ses reins cambrés. Oui ! elle avait pris un sacré coup de vieux !
Elle défripa ses paupières bouffies, ses sourcils y faisaient danser une forêt sombre sur des yeux fatigués.
Maintenant, elle trimballait quelque chose en plus, la tristesse infinie de son regard qui avait perdu cette espèce de défi permanent, ce jeu casse-gueule brûlant qui l’avait entraînée à la quête de tous ces soleils, de ces pays traversés, ces hommes rencontrés et les fêtes païennes de son corps aux désirs dévorants, ces déferlements, ces enroulements de volupté de passage sur lesquels elle avait toujours eu des goûts assez courts.
Vagues, nuages, oiseaux, le plaisir avait pris beaucoup de place, beaucoup d’énergie ces dernières années.
Là, elle était loin de toutes ces flammes endormies. Elle avait soif et cela seul comptait. Cette impatience la plongeait en même temps dans un raisonnement houleux où elle se jugeait pleine de lâcheté, de bassesse, de dégoût pour ce maître exigeant. Elle s’insultait intérieurement, surveillant avec mépris et crainte le tremblement des ses doigts douloureux.
Elle tétait son verre et savait qu’elle allait en commander un autre. Revoilà le monde divin, la reconstruction du, des personnages, l’image transfigurée de sa vie, l’euphorie silencieuse, calmante. Ce bistrot devenait demeure. Elle n’osait pas encore se regarder dans le miroir en face, elle entrevoyait son image à travers les rangées de bouteilles multicolores. Elle laissait venir le réconfort, elle se sentait innocente, légère, sa mémoire ressemblait à un cimetière abandonné où n’intervenaient pas la perte du rang social, l’insécurité du lendemain, la brièveté de sa vie qu’elle s’acharnait à détruire.
La musique gitane que diffusait la radio du bar secoua en elle une réalité qui sautillait comme une joie oubliée… Le mois de mai ! le pèlerinage aux Saintes-Maries… Un morceau d’elle remonta les marches du temps… Vingt-cinq ans… Et elle eut l’impression de traverser le miroir.
Elle se revit aux jours de ferrades, les odeurs de cuir brûlé des bêtes marquées, celles des grillades odorantes, les hommes en groupe sous les tamaris, les femmes pas vraiment à part, auréolées de la fumée de feux, surveillant les enfants enivrés par le chant des cigales sous un temps de midi miroitant de couches de sel. Elle réentendit le hennissement des chevaux agacés par les mouches bleues, revit la magie nacrée de leurs longues crinières sur le chemin de l’abreuvoir où ils se pressaient, avalant l’eau à longs traits précis avec ce singulier bruit de caillou tombant dans un puits. Elle revit avec précision le figuier irisé où pendaient harnais, fouets et chapeaux aux bords lustrés, cartonnés et si étrangement sculptés par la transpiration et le vent salé.
Dans un plan plus flou s’inscrivit l’image de sa grand-mère Marie à coiffure d’Arlésienne, debout derrière ce grand-père aux yeux bleus qui attendaient, assis, l’heure de l’anisette… Le demi sucre sur la cuillère en vermeil ouvragé, l’eau remontée du puits dans la bouteille emmaillotée de tissu rude d’où s’échappait une buée de perles fraîches. Cet étrange grand-père disparu trop tôt et dont elle gardait un souvenir d’élégance magnétique.
Le flou s’accentuait, elle regardait son verre presque vide, des vagues la traversaient et soudain, en superposition : les cocotiers ! Elle les avait soudainement pris en horreur. Cette monotonie splendide renouvelée chaque matin bleu. Le bleu de là-bas… L’eau tiède et le soleil à plein temps, le rhum et la tête de plus en plus vide, le cerveau mité, les délires éthyliques en compagnie de noceurs sans profondeur dans un décor de rêve aux lendemains régulièrement identiques… Une apathie sournoise transformait les Blancs en deux clans, ceux du bronzing et de la planche à voile, indifférents aux battement de cœur du peuple, en pays conquis. Et les autres : ils étaient venus pour un temps puis étaient restés, collés au piège, englués de paresse et de requinades diverses pour subsister. Vendeurs de plage, n’hésitant pas à céder comme souvenir de pays des tonnes de cochonnerie made in Taiwan…
Au bar, Marco, brun, musclé et aguicheur lui remplit son verre. Elle le regarde et sourit. Sous le tee-shirt, les muscles apparaissent comme des îles dorées. C’est l’instant de la bascule, l’instant où doucement, il se penche vers elle et dit : « Si vous voulez, attendez-moi, je vais fermer et nous irons dans un petit club sympa. D’accord ? »
Le verre était à moitié vide lorsqu’elle répondit : « d’accord » et se dirigea doucement dans la rue à côté du bar où était garée la voiture du beau Marco.

Michèle Laurier Césaire, extrait de Singala ou l'homme qui sait guérir, Gaspard Nocturne 2009
Franco Gentilini, Donatella, 1957 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

La vie et demie

     Le jour de l'arrestation de Layisho, Martial et Chaïdana Layisho étaient allés pêcher sur le fleuve. Ils avaient fait une excellente pêche. Mais au moment où ils amarraient la pirogue pour rentrer à Yourma, ils virent un triste vieillard à la gorge et au front blessés, qui n'eut pas trop de mal à les convaincre de se laisser dériver par les eaux jusqu'à la forêt des Léopards, puisque Layisho avait été appréhendé et qu'on cherchait ses deux enfants. Martial et Chaïdana Layisho avaient dix-neuf ans. Le vieillard aux plaies leur avait procuré deux sacs d'identités, l'un en cuir rose, l'autre en cuir blanc. Il leur avait donné un grand panier de provisions, de quoi manger pendant deux semaines. Ils se laissèrent dériver pendant huit jours et huit nuits avant de quitter la pirogue et de se lancer dans une périlleuse guerre contre le vert. Là le monde était encore vierge, et face à l'homme, la virginité de la nature restera la même impitoyable source de q

Les ancolies

décidément il fait très chaud il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis mettre de la cendre au pied des salades pour empêcher les limaces décidément il faut se hâter vous vous levez, vous regagnez la sente pentue, vous allez grimper les huit terrasses de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les corolles précieuses des ancolies bleu foncé c’est si simple qu’on pourrait croire que les hommes sont un songe un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le bercement bleu, il y a la marée bleue montante des ancolies l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies ça serait tout à fait déplacé de désespérer et puis c’est un péché et puis vous n’êtes quand même pas le plus à plaindre là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand d’autres s’étripent vous, à compter les pétales les étamines, à recenser les graines puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner patiemment à l’abri de la canicule des heures durant le fléchissement

Souvenir d'un veau

Cosmopolitisme et Hospitalité, voici deux mots que j'ai envie de faire chanter aujourd'hui. Ils ont l'air un peu ancien. Mais le temps est vaste. Et le présent est partout. D'abord la montagne, où se touchent ciel et terre, comme gambade en liberté. Un air de folie à cueillir comme une fleur de printemps à un pas du gouffre, présent partout aussi. Et un sourire irrésistible, celui d'un écrivain, un des plus graves et des plus cristallins que je connaisse, l'irremplaçable ami John Berger, pas ami personnel, ami universel, grand écrivain activiste et artiste, je lui vois ces trois dimensions indissociables. Né à Londres en 1926, il a vécu une grande partie de sa vie, jusqu'à son terme il y a quelques années, près des paysans qui lui ont fait place parmi eux dans un hameau de Haute-Savoie, tout en poursuivant son œuvre et ses relations dans le monde. Ces paysans, il les a souvent fait entrer dans ses livres : dans la montagne on vit avec ce qui vous entoure. L&

Un métier

Un métier Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité. Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ? Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des cou

Les ânes choisiraient la paille

    Les ânes choisiraient la paille plutôt que l'or   Héraclite CIII 123 (9 DK) Valeur et non-valeur sont deux qualités contraires que l'on trouve à la fois sur la paille et sur l'or. Mais comme contraires immanents, il y aurait contradiction. Comme contraires relatifs, la contradiction est levée : la paille a de la valeur pour l'âne, est sans valeur pour l'homme, l'or a de la valeur pour l'homme, est sans valeur pour l'âne. La valeur de la paille est naturelle, car l'âne se nourrit de paille, la valeur de l'or est conventionnelle. Chacun, homme et âne, vit dans son monde, monde qui, dans un cas s'inscrit au sein de la nature, non dans l'autre.  Héraclite aurait pu confronter deux mondes naturels, écrivant par exemple : « Les ânes choiraient la paille plutôt que les vers de terre. » Cela suffirait pour expliquer ce que sont les contraires relatifs. En disant : « Les ânes préfèreraient la paille à l'or », il laisse entendre que l'o

Où ?

La mère enveloppe l'enfant  contre elle et ils sortent Le froid de l'hiver La femme L'homme L'adolescent Le bœuf, l'âne, le loup Bientôt le ciel scintille   Statue-menhir (dite) "Dame de Saint-Sernin" (3500 à 2000 av. J.-C.) Musée Fenaille à Rodez Poème r.t

Temple le monde

un mot me fait partir (me surprend) "contempler" l’éloignement sans distance cela surprend mais dans la saisissure qui accepte le recul comme une composante du rapprochement ni de loin ni de près mais dans le saisissement silencieux et respectueux incroyable de saisir soi dans le mouvement en suspend à ce qui me dépasse et que sans saisir je contemple suppose l’étonnement non pas coupé mais relié c’est cette religion du temple que je porte lorsque je m’arrête apaisé un tourment ramené en deux yeux et une âme je l’ai dans la nature près de la rivière et dans mon pas dans la rencontre et la conscience que c’est là ce moment tout ce lieu qui rejoint rassemble l’automne la pluie la brume le ciel bas ou les teintes conspirent à n’être plus qu’une une encre dorée de noir illumine la fin de l’inquiétude me fait passer les vallées en un silence les mots importants ne doutent pas ne sont pas des mots d’incertitude d’écart aéré entre les c

Côté mer

  Il y avait bien une heure que le car roulait sur la route de corniche quand une inquiétude me prit sur sa destination. Je ne savais à peu près rien de l’oncle qui allait m’accueillir. Je m’étonnais de n’avoir encore jamais cherché à me représenter son visage. Lorsque, huit jours plus tôt, mes parents m’avaient transmis, avec une décourageante tiédeur, sa proposition de m’héberger pour la durée des vacances, je n’avais pas eu une pensée pour l’inconnu. Ce n’était pas lui, c’était la mer qui m’invitait à glisser indéfiniment, entre deux traînes d’écume, d’atterrages secrets en anses paradisiaques. Le car semblait ne devoir jamais finir de louvoyer au-dessus de calanques abruptes et tortueuses. Du dernier point qu’atteignait la route, il faudrait encore une heure de marche pour arriver jusqu’au hameau maritime où j’étais attendu. C’était, disait-on, un minuscule village dédaigné par l’enfance et la jeunesse. Les gens que j’y verrais seraient sans doute pareils au gros homme qui, assis à

comment c'est l'Italie ?

il y avait toi sautant dans les feuilles jaunes, rousses il y avait la tasse de café noir, le tintement de la cuiller il y eut cette couleur bleu ardoise des mares il y avait le chat aux yeux filigranés ; il y avait le sang des roses il y avait ta mère pourquoi ne me suis-je pas satisfait de cela ? pourquoi ai-je convoité une autre chose, une autre encore ? je suis fatigué je ne suis pas sûr de garder la maîtrise de ceci, de cela, de ceci encore ce cahier n’est qu’une cendre puis, je ne suis pas l’oncle de Chagall ; je suis incapable d’une telle prouesse l’oncle, quand il était épuisé ou malade, il grimpait sur le toit de son isba et il jouait du violon, figure-toi jusqu’à ce qu’il retrouve une assiette, une raison faire le pitre pour s’en sortir c’est pour cela que Chagall fait voler ses maisons ses vaches ses paysans; c’est pour cela que sa tour Eiffel se promène à dos d’âne, que la lune joue de la trompette et les chats philosophent l’oncle jouait des airs

La violence et le sacré

L'incompréhension moderne du religieux prolonge le religieux et remplit, dans notre monde, la fonction que le religieux remplissait lui-même dans des mondes plus directement exposés à la violence essentielle : nous continuons à méconnaître l'emprise qu'exerce la violence sur les sociétés humaines. C'est pourquoi nous répugnons à admettre l'identité de la violence et du sacré. Il convient d'insister sur cette identité ; le domaine de la lexicographie est particulièrement approprié. Dans de nombreuses langues, en effet, et particulièrement en grec, il existe des termes qui rendent manifeste la non-différence de la violence et du sacré, qui témoignent de façon éclatante en faveur de la définition proposée ici. On montre sans peine que l'évolution culturelle en général et l'effort des lexicographes en particulier tend presque toujours à dissocier ce que le langage primitif unit, à supprimer purement et simplement la conjonction scandaleuse de la violence e