Accéder au contenu principal

L'indifférence

 

 La primatologue Barbara Smuts raconte que, lorsqu'elle a commencé son terrain avec les babouins, au parc de Gombé, en Tanzanie, elle a suivi à la lettre les règles prescrites pour la méthode dite d'«habituation». Cette méthode consiste, je le rappelle, à pouvoir, par approches successives, être au plus proche des animaux observés, ce que les babouins préfèrent généralement éviter. La règle est simple : il faut observer les animaux en prenant garde à ne pas les déranger. En fait, cette règle, avant d'être éthique, est épistémologique. C'est la règle de conduite dictée par les conventions d'une science objective : il s'agit de ne pas influencer, de «n'être pas là». Il s'agit donc, selon les termes même de Barbara Smuts, de s'approcher au plus près des babouins pour récolter des observations en essayant d'être le plus neutre possible, comme un rocher, non disponible, de telle sorte qu'à la fin les babouins vaqueraient à leurs affaires comme si l'observateur n'était pas présent. Les bons chercheurs sont donc ceux qui, apprenant à être invisibles, pourraient voir la scène de la nature de manière proche,  «comme au travers d'un trou dans le mur».

«Les scientifiques, commente la philosophe et historienne des sciences Donna Haraway, sont ceux qui peuvent interroger mais pas être interrogés.» Cependant, pratiquer l'habituation en se rendant invisible est un processus extrêmement lent, pénible, souvent voué à l'échec, tous les primatologues en conviennent. Ainsi, Hans Kummer était arrivé aux mêmes conclusions avec les babouins hamadryas. L'auteur raconte en effet, qu'après des mois de poursuites incessantes au cours desquelles les babouins veillaient avec une exactitude remarquable à ce que la distance entre l'équipe de chercheurs et la troupe reste constante, et suffisante pour rendre les animaux inobservables, il s'était senti passablement découragé. Nos conversations le soir, raconte-t-il, portaient de plus en plus souvent sur la manière dont les babouins pouvaient «nous» observer et «nous» juger. et «c'est en répondant à ces questions que nous avons tenté de nous approcher d'eux».

Or, ce que ne pouvait manquer Smuts, de son côté, c'est que les babouins la regardaient souvent et que, plus elle ignorait leur regard, moins ils semblaient satisfaits. Si le processus d'habituation semblait voué à l'échec, c'est parce qu'il repose sur un présupposé un peu simpliste : il mise sur le fait que les babouins sont indifférents à l’indifférence. Il semblait finalement que la seule créature pour laquelle la scientifique, soi-disant neutre, était invisible n'était qu'elle-même. Ignorer les indices sociaux, c'est tout sauf être neutre. Les babouins devaient percevoir quelqu'un en dehors de toute catégorie – quelqu'un qui fait semblant de ne pas être là – et se demander si cet être pouvait être ou non éducable selon les critères de ce qui fait l'hôte poli chez les babouins. Ce type de recherches, en somme, commente Haraway, consiste à se demander si les babouins se demandent la même chose à propos de leurs observateurs, et doivent en conclure que non, au vu de leur attitude. La question qui finalement affecte, traverse, le plus intensément le terrain n'est pas «est-ce que les babouins sont des sujets sociaux», mais bien «est-ce que les humains le sont ?» La question de qui est sujet, en somme, se renverse : c'est à l'humain qu'elle est renvoyée.

Vinciane Despret, Penser comme un rat, © Quæ,2009

Peinture de Victor Brauner

Mon chien, c'est quelqu'un ! > Raymond Devos, 1973

Commentaires

  1. Sur cette question de "penser avec" les animaux, ce livre de Vinciane Despret, à mon sens, interroge le travail des chercheurs de laboratoire, le confronte à celui des expérimentateurs de terrain (comme Barbara Smuts). Je le mets aussi en regard du chemin emprunté par les artistes (comme Victor Brauner ou Raymond Devos), et je pense à tout expérimentateur que chacun est sur ce terrain de la biodiversité en déroute.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Pensez-vous penser ?

  A la sortie de la seconde guerre mondiale, Adorno, en observateur perçant de la société capitaliste technicisée qui se développe à grande vitesse, me semble souvent avoir vu ce qu'allait devenir notre monde de 2025. Il nous pose une quantité de bonnes questions. Ici, dirai-je, dans cet aphorisme titré non sans humour "Q.I.", la question suivante : Pensez-vous penser ? Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C'est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l'ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches. La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d'illusions ...

Attachements (2)

  Les premiers mots du livre : On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune soc...

Là où tout se tait -1/2-

      Ce sont des couleurs ou ce sont des lieux, des objets, des personnes : ce sont des mots qui vont permettre de dire, de transmettre une histoire. « Raconter, » écrit Jean Hatzfeld dans la 3e page du livre, « c'est à un moment chercher des plots d'ancrage où arrimer le récit. Sauf cette maison abandonnée dans un champ de haricots, il est difficile d'en trouver pour Isidore depuis la mort de sa femme et l'exil de son fils. Pas de tombe, aucune marque ni inscription nulle part, que ce soit sur le monumental mur aux Victimes érigé sur un monticule au-dessus des marais, ou au mémorial, pas même au cimetière. Zéro trace de témoignages aux procès après le génocide, aucune allusion lors des procès gaçaça qui se sont tenus plus tard entre 2002 et 2006 dans cette région. Mais plus perturbante encore est la mauvaise volonté des anciens voisins. » Ce sont seulement les récits qui restent, qui peuvent se perpétuer. Les vies s'éteignent. Seuls les récits peuvent raviver les ...

Un métier

Un métier Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité. Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ? Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des cou...

Attachements (1)

  Je traînais le nez sur mon assiette, je n'avais pas très bon appétit. Mais il fallait manger ! maman me stimulait souvent... c'était les années d'après-guerre... "Mange, tu sais pas qui te mangera !" disait-elle. Cette expression me faisait dresser l'oreille, m'amusait, m'inquiétait, m'étonnait surtout venant de la bouche de ma mère, une femme polie et délicate. Peut-être cela me donnait-il un petit élan conquérant, je crois, pour entrer dans le jeu un instant, le temps d'une bouchée. Cette étrangeté de l'expression m'est toujours restée, même après avoir vécu, compris ou imaginé les détours de la question à la faveur des contes — d'ogres et d'ogresses —, en avoir moi-même écrits, interprétés, avoir fouillé parmi la littérature, les mythologies, l'anthropologie, pour bien me baigner dans ce mystère réjouissant, dans cette mer lourde et profonde, fraîche de vie où se renouvelle chaque jour mon plaisir et mon étonnement. J...

D'ambre et d'éternité

Il y eut tous ces chants d’oiseaux  déposés amoureusement dans la coquille de  ton oreille finement lobée, que je prenais entre mes lèvres, tous ces parfums de fleurs  offerts à tes narines qui les humaient en plénitude, toutes ces couleurs du printemps dont j’ai fait bouquets à ta contemplation, tous ces fruits que j’ai tendus à ta bouche gourmande. Ainsi, tu es devenu mon jardin. Des automnes t’ont délavé, des hivers t’ont desséché, des printemps t’ont fait renaître et des étés t’ont revêtu de rouge incandescent. Ainsi es-tu devenu le rythme de mes saisons. Et dans mes nuits, au plus loin de mes rêves, nous courons, défiant le temps, à travers les champs, partageons les pommes des paradis de rencontre et nous asseyons près de cet âne, si grave, au regard d’ambre et d’éternité profonde. Le temps, dans ses yeux, nous a oubliés. Noëlle Combet Peinture Annick Servant
  J'oublie Gaza la Tchétchénie Guantanamo. J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs les parents aux yeux éteints - d'où toute lumière a soudain disparu. J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques ceux qui à chaque instant frappent à la frontière d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre. J'oublie le fanatisme des matchs de football l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle. J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances davantage de temps sans les autres. J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche). J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes. J'ai déjà mentionné les politiciens mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise du cynisme de l'étroit...

De Vitebsk à Paris

Dans le site Des Lettres , on trouve ce texte original de Marc Chagall dans lequel l'élan et la fougue si propres au peintre peuvent se lire : Oh, si seulement je pouvais parvenir, chevauchant l'une des gargouilles de Notre-Dame comme s'il s'agissait d'un cheval, à tracer un chemin à travers cieux à la force de mes bras et mes jambes. Dans  son roman " Chagall ou la longue lettre au fils " Isabelle Pouchin fait parler un conservateur de musée qui rêve de ses toiles de Chagall perdues (extrait p. 32) :  ce cahier n’est qu’une cendre puis, je ne suis pas l’oncle de Chagall ; je suis incapable d’une telle prouesse l’oncle, quand il était épuisé ou malade, il grimpait sur le toit de son isba et il jouait du violon, figure-toi jusqu’à ce qu’il retrouve une assiette, une raison faire le pitre pour s’en sortir c’est pour cela que Chagall fait voler ses maisons ses vaches ses paysans ; c’est pour cela que sa tour Eiffel se promène à dos d’âne, qu...

Petit Jean

  L'intellectuel, surtout celui qu'attire la philosophie, est coupé de la vie pratique : la répulsion qu'elle lui inspire l'a incité à se consacrer à ce qu'on appelle les choses de l'esprit. Mais la vie pratique ne conditionne pas seulement sa propre existence, elle est le fondement du monde que son travail consiste à critiquer. S'il ne sait rien de la base, il table sur du vide. Il se trouve contraint de choisir entre s'informer ou tourner le dos à ce qu'il déteste. S'il s'informe, il se fait violence, pense à l'encontre de ses impulsions et risque, de plus, de tomber aussi bas que ce dont il s'occupe, car l'économie n'est pas une plaisanterie et si l'on veut la comprendre il faut "penser en économiste". S'il évite d'avoir affaire à elle, il hypostasie son esprit pourtant formé au contact de la réalité économique et à celui de la relation abstraite de l'échange, il en fait un absolu alors qu'il n...

Un rêve qui fait rêver

... Ça, c'est mon cinéma personnel ; c'est quand je mets ma machine à fictions au service de mon ego. J'ai toujours compensé le réel dans la salle obscure de mon cerveau, c'est une vieille habitude que j'ai réactivée pour faire face à la maladie. Ce qui est nouveau, en revanche, ce sont les rêves, les vrais, ceux de la nuit, qui se déroulent en dehors de tout contrôle. Je fais comme avant des rêves compliqués, absurdes, érotiques, idiots, poétiques ; mais depuis que mes jambes ont commencé à faiblir, il m'arrive de ressentir leur ancienne force dans mes rêves. Je me suis plusieurs fois réveillée persuadée que j'avais exagéré mon mal : j'avais marché avec une telle aisance pendant mon sommeil ! Vanessa Gault, Le corps incertain. Lire la suite >>> Fernand Léger. Naissance du monde. galerie Melki