Accéder au contenu principal

Palette de Simone et André Schwarz-Bart


 

    Née au milieu du siècle des Lumières, Julie de Montaignan était la deuxième fille de petits hobereaux poitevins. Depuis enfant elle se savait en trop, et que ne pouvant donner de dot convenable qu’à l’aînée, ses parents la mettraient au couvent, sauf si sa beauté lui conférait quelque valeur supplémentaire aux yeux des épouseurs ; mais dès qu’elle eut dix ans, sans qu’elle fût vraiment vilaine, elle sut qu’il n’y fallait pas vraiment songer et accepta cet avenir bouché par sa sœur. Les portes du couvent se refermèrent. Les années s’envolèrent pour elle comme pour ses compagnes. De temps en temps, un parent accompagné d’un inconnu, généralement âgé, venait observer l’une d’elles à travers les grilles. Parfois l’affaire se faisait, les tendres nœuds de l’hymen se nouaient, et le départ laissait un grand vide que ne comblaient pas Dieu et les anges. Chaque fois que Julie ressentait un grand désir du monde, elle s’ingéniait à le réprimer par toutes sortes de moyens qui remontaient à son enfance, et qui, prenant des formes diverses, ne changeaient guère quant au fond. Du même geste de ses trois doigts réunis, dont, fillette, elle aimait caresser et fouiller à la fois certaines étoffes riches de sa mère, certaines fleurs, certains insectes, elle allait chercher la volupté du monde et le refus du monde au-dessus de son genou, en se pinçant, avec précaution, pour ne pas porter atteinte à l’honneur de son nom.

Elle avait vingt ans quand un riche planteur de Martinique l’agréa pour rien. Le mariage se fit précipitamment, car monsieur de Montaignan voulait retourner dans ses terres avant la saison des tempêtes. C’était un gros homme recouvert de soie, qui parlait avec l’accent des Isles, et se faisait précéder par deux nègres en livrée. Des mots étranges flottaient autour de lui, comme flottaient, sur le fichu d’indienne qui l’avait séduite, de longues femmes étendues sur des hamacs, et que des indigènes éventaient dans un paysage de palmiers, d’aras multicolores, d’oiseaux-lyres qui avaient une distinction de princes. Mais chaque nuit il lui semblait que toute la hideur du monde pénétrait en elle, et Julie éprouvait alors n’avoir fait que changer d’obstacle, et qu’après la haute silhouette de sa sœur aînée, puis les grilles du couvent, un troisième mur s’interposait entre elle et la vie.
(…)
L’inconnu dont elle portait le nom et comme la sueur intime la fit monter dans un cabriolet léger, conduit par deux indigènes à livrée rouge et suivi en arrière par une troupe au pas de course. Soudain, au détour d’un chemin, un spectacle singulier lui apparut et elle fit signe à son mari d’arrêter. Puis, dans une sorte d’éblouissement rougeâtre, la vision présente de ses yeux se confondit avec l’imagerie traditionnelle des enfers, telle que l’enseignait la mère supérieure du couvent : à ses pieds, sous la fournaise du ciel, des nuées de damnés expiaient quelque péché atroce, aussi noir et mystérieux que la surface de leur épiderme. Ils étaient peut-être au nombre de cent, tous occupés à creuser des fosses dans une pièce de cannes, et la plupart nus ou en haillons ; la sueur des recouvrait tout entiers, un morne silence régnait parmi eux, et la douleur était peinte sur toutes les physionomies : répandus parmi ces créatures de ténèbres, des indigènes plus clairs et mieux vêtus, armés de longs fouets chantants, frappaient de temps à autre ceux-là mêmes qui par lassitude semblaient forcés de ralentir, jeunes ou vieux, mâles ou femelles, indistinctement. Suffoquée de terreur madame de Montaignan se renversa en arrière et laissa filer une plainte entre ses dents. Mais presque aussitôt, surprenant le regard sévère et froid de son compagnon, elle se sentit mystérieusement en faute et exhala très vite, sur un ton d’excuse : C’est que d’aucuns sont tout nus, mon Dieu…

Monsieur de Montaignan avait gardé la bouche ouverte, et l’or de ses dents, les plis violacés de son visage lui faisaient un sourire indéfinissable, fort différent de celui que lui inspiraient d’ordinaire ses naïvetés, ce qu’il appelait ses « effarouchements d’oiselle » ; soudain elle se sentit nue devant ce regard, une simple femelle aux seins flottants, menacés, dont le sort ne tenait qu’à un fil, à une ombre légère qui traînait sous les paupières de cet inconnu…

— On voit bien que vous venez de France, lui dit-il alors souriant tout à fait ; pourquoi ne nous demandez-vous pas d’habiller nos vaches, nos mulets et nos chiens ?

*
*       *

     Jamais elle n’oublia entièrement la crainte obscure qui l’avait saisie le premier jour, l’impression qu’une simple poussée de son mari la ferait choir au milieu du troupeau, devenue en pleine clarté cette bête noire et laide et nue qu’elle sentait tapie en son cœur, sous le vêtement précieux de sa peau blanche. A l’exemple des autres dames créoles, sa vie devint un travail sourd et lent pour se distinguer des viandes noires qui s’étalaient dans l’île, une sorte de grignotage de sa nature charnelle, une montée au Carmel, une élévation vers le pur esprit. Les négresses étaient de feu : elle fut de glace. Ces créatures allaient nues : madame de Montaignan ne montra plus le moindre bout de peau à son mari. Elle tissa en son cœur une sorte de voile qui enveloppait ses paroles, les mouvements de son corps, et le feu encore vivant de ses yeux. Elle avait un air de prière, des vapeurs la prenaient, des élans charitables, et elle voyait le doigt de Dieu partout : monsieur de Montaignan était aux anges.



(L’Ancêtre en Solitude, Éditions du Seuil, 2015)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le pouls de la Terre

 Ernst Zürcher marche. C'est peut-être  même l'objet de ce petit livre. Son cheminement se fait à égale distance de la science et de la poésie. A peine métaphorique, son langage (dans l'extrait ci-dessous) s'emploie à montrer la pulsation des forces de vie dans le végétal. Ses observations font intervenir des notions comme l'attraction gravitationnelle ou la résonance électromagnétique. D'autres fois le texte se fait plus poétique et le point de vue peut apparaître plus anthropocentré. Mais l'auteur semble attentif à maintenir le cap de l'observation et le langage de la rationalité.   L'une des caractéristiques du monde organique réside dans l'aspect rythmique de nombreux processus de croissance et des structures qui en résultent. Cet aspect se révèle d'abord par une alternance d'activité intense et de repos apparent. Dans le cas des arbres, nous observons de tels rythmes en relation avec le cycle des saisons, dans la succession des stade...

Pensez-vous penser ?

  A la sortie de la seconde guerre mondiale, Adorno, en observateur perçant de la société capitaliste technicisée qui se développe à grande vitesse, me semble souvent avoir vu ce qu'allait devenir notre monde de 2025. Il nous pose une quantité de bonnes questions. Ici, dirai-je, dans cet aphorisme titré non sans humour "Q.I.", la question suivante : Pensez-vous penser ? Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C'est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l'ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches. La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d'illusions ...

Attachements (2)

  Les premiers mots du livre : On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune soc...

Petit Jean

  L'intellectuel, surtout celui qu'attire la philosophie, est coupé de la vie pratique : la répulsion qu'elle lui inspire l'a incité à se consacrer à ce qu'on appelle les choses de l'esprit. Mais la vie pratique ne conditionne pas seulement sa propre existence, elle est le fondement du monde que son travail consiste à critiquer. S'il ne sait rien de la base, il table sur du vide. Il se trouve contraint de choisir entre s'informer ou tourner le dos à ce qu'il déteste. S'il s'informe, il se fait violence, pense à l'encontre de ses impulsions et risque, de plus, de tomber aussi bas que ce dont il s'occupe, car l'économie n'est pas une plaisanterie et si l'on veut la comprendre il faut "penser en économiste". S'il évite d'avoir affaire à elle, il hypostasie son esprit pourtant formé au contact de la réalité économique et à celui de la relation abstraite de l'échange, il en fait un absolu alors qu'il n...

Entrez sans frapper !

   La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d'histoire, qui sont celles des choses. C'est ainsi qu'on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d'autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d'entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l'intérieur qui l'accueille. On ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. Qu'est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu'il n'y ait plus de fenêtres à...
  J'oublie Gaza la Tchétchénie Guantanamo. J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs les parents aux yeux éteints - d'où toute lumière a soudain disparu. J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques ceux qui à chaque instant frappent à la frontière d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre. J'oublie le fanatisme des matchs de football l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle. J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances davantage de temps sans les autres. J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche). J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes. J'ai déjà mentionné les politiciens mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise du cynisme de l'étroit...

Attachements (1)

  Je traînais le nez sur mon assiette, je n'avais pas très bon appétit. Mais il fallait manger ! maman me stimulait souvent... c'était les années d'après-guerre... "Mange, tu sais pas qui te mangera !" disait-elle. Cette expression me faisait dresser l'oreille, m'amusait, m'inquiétait, m'étonnait surtout venant de la bouche de ma mère, une femme polie et délicate. Peut-être cela me donnait-il un petit élan conquérant, je crois, pour entrer dans le jeu un instant, le temps d'une bouchée. Cette étrangeté de l'expression m'est toujours restée, même après avoir vécu, compris ou imaginé les détours de la question à la faveur des contes — d'ogres et d'ogresses —, en avoir moi-même écrits, interprétés, avoir fouillé parmi la littérature, les mythologies, l'anthropologie, pour bien me baigner dans ce mystère réjouissant, dans cette mer lourde et profonde, fraîche de vie où se renouvelle chaque jour mon plaisir et mon étonnement. J...

Grande double forme

À quelqu'une qui s'efforce de ne jamais dire "nous", de parler seulement en son nom singulier, de ce qui lui arrive, de ce dont elle assume la responsabilité, à celle et ceux qui, pour être uniques, n'en partagent pas moins une humanité commune, je donne un peu de Georges Hyvernaud, "l'écrivain inconnu" pour que lui soit rendu hommage, que soit rallumée sa flamme — lorsque j'avais lu naguère et aimé  "Visite au Scorpion", publié par Jean Guenot, j'avais cru qu'il s'agissait d'un auteur fictif, tellement il était inconnu, c'est-à-dire passé sous silence.   «  À peine si je regarde mes compagnons. À quoi bon ? Il y a tant de jours déjà que nous nous rencontrons sur ce carré de neige et de boue. Tant de jours que nous sommes comme des pions secoués dans une boîte. La même boîte et les mêmes pions. Autrefois, j'allais par les rues et chacun de mes pas faisait jaillir des visages nouveaux. J'éta...

Débarcadère de l'enfer

  Les lourdes portes de la cale s'ouvrirent au-dessus de nos têtes et nous montâmes lentement sur le pont, en file indienne, par une échelle métallique étroite. Des soldats d'escorte étaient déployés contre la rambarde de la poupe en rangs serrés, le fusil pointé sur nous. Mais personne ne leur prêtait attention. Quelqu'un criait : "Plus vite ! plus vite !" La foule se bousculait comme sur n'importe quel quai de gare, quand on monte dans le train. On ne montrait le chemin qu'aux hommes de tête : longer les fusils jusqu'à une large passerelle, descendre dans un chaland et, de là, gagner la terre ferme en escaladant une autre passerelle. Notre voyage avait pris fin. Notre bateau avait amené douze mille hommes et, pendant qu'on les débarquait tous, nous avions le temps de jeter un coup d’œil. Après les chaudes journées de Vladivostok, ensoleillées comme toujours en automne, après les couleurs très pures du ciel de l'Extrême-Orient au couchant, imm...

Les ânes choisiraient la paille

    Les ânes choisiraient la paille plutôt que l'or   Héraclite CIII 123 (9 DK) Valeur et non-valeur sont deux qualités contraires que l'on trouve à la fois sur la paille et sur l'or. Mais comme contraires immanents, il y aurait contradiction. Comme contraires relatifs, la contradiction est levée : la paille a de la valeur pour l'âne, est sans valeur pour l'homme, l'or a de la valeur pour l'homme, est sans valeur pour l'âne. La valeur de la paille est naturelle, car l'âne se nourrit de paille, la valeur de l'or est conventionnelle. Chacun, homme et âne, vit dans son monde, monde qui, dans un cas s'inscrit au sein de la nature, non dans l'autre.  Héraclite aurait pu confronter deux mondes naturels, écrivant par exemple : « Les ânes choiraient la paille plutôt que les vers de terre. » Cela suffirait pour expliquer ce que sont les contraires relatifs. En disant : « Les ânes préfèreraient la paille à l'or », il laisse entendre que l'o...