Accéder au contenu principal

Le droit à l'opacité


 Nous désespérons du chaos-monde. Mais c'est parce que nous essayons encore d'y mesurer un ordre souverain qui voudrait ramener une fois de plus la totalité du monde à une unité réductrice. [...] C'est pourquoi je réclame pour tous le droit à l'opacité. Il ne m'est plus nécessaire de "comprendre" l'autre, c'est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l'opacité serait aujourd'hui le signe le plus évident de la non-barbarie. Édouard Glissant.

Édouard Glissant n'invente pas une "poétique de la relation", il l'exhume à même l'opacité du vivant. D'où sa passion pour le bouillon primordial de la mangrove où nos distinctions, nos catégories, nos étiquettes ne cessent de se brouiller. L'opacité du vivant, notre propre opacité, n'est que l'entrelacs infini des lignes de vie ainsi que leur sédimentation. Le travail poétique consiste précisément à déployer cette opacité en se laissant traverser par les puissances chtoniennes qu'elle recèle, et que révèlent aussi bien la poussée irrépressible des arbres, des lianes et autres végétaux, que celle de communautés et de peuples se dressant dans leurs replis forestiers. Dénètem Touam Bona.

Ma propre mère, chaque fois qu'elle désirait me parler, faisait d'abord venir ma femme ou ma sœur et leur disait : "J'ai le désir de parler à mon fils Amadou, mais je voudrais, auparavant, savoir lequel des Amadou qui l'habitent est là en ce moment." Amadou Hampâté Bâ

Selon un proverbe bambara, "les personnes de la personne sont multiples dans la personne". Dans les cosmologies subsahariennes, le multivers se loge au cœur de chaque humain qui comprend en son sein des éléments végétaux, animaux, climatiques, minéraux, entrant dans des combinaisons en perpétuel mouvement, chacune produisant des singularités : des "personnes". D'où l'interrogation légitime de la mère d'Hampâté Bâ sur "lequel des Amadou" elle s'apprête à rencontrer. Ce buissonnement des composantes de la personne, les lianes permettent de le concevoir sous la forme d'un entremêlement des lignes de vie. C'est sans doute l'un des sens de l'ancestralité : un ancrage dans des lignées qui s'étendent, par résonance — au-delà des vies humaines qui nous précèdent —, à l'ensemble du vivant et aux formes élémentaires.
Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes.

Photo Thami Benkirane, série Entretissages, Fès ville nouvelle, le samedi 25 mai 2019



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les ancolies

décidément il fait très chaud il faudra faire arroser à la fraîche, ce soir, puis mettre de la cendre au pied des salades pour empêcher les limaces décidément il faut se hâter vous vous levez, vous regagnez la sente pentue, vous allez grimper les huit terrasses de nouveau, la joie quand vos yeux tombent sur les corolles précieuses des ancolies bleu foncé c’est si simple qu’on pourrait croire que les hommes sont un songe un cauchemar que le lever du jour dissipe Il y a le bercement bleu, il y a la marée bleue montante des ancolies l’urbanité bleue, la petite clause bleue des ancolies ça serait tout à fait déplacé de désespérer et puis c’est un péché et puis vous n’êtes quand même pas le plus à plaindre là vous, retranché dans cet Eden miniature, quand d’autres s’étripent vous, à compter les pétales les étamines, à recenser les graines puis dans l’odeur boisée de votre bureau, à dessiner patiemment à l’abri de la canicule des heures durant le fléchissement...

Pensez-vous penser ?

  A la sortie de la seconde guerre mondiale, Adorno, en observateur perçant de la société capitaliste technicisée qui se développe à grande vitesse, me semble souvent avoir vu ce qu'allait devenir notre monde de 2025. Il nous pose une quantité de bonnes questions. Ici, dirai-je, dans cet aphorisme titré non sans humour "Q.I.", la question suivante : Pensez-vous penser ? Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C'est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l'ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches. La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d'illusions ...

Le même et l'autre

  Elle invente des jeux, toujours plus sophistiqués. Elle le déguise en femme. Le maquille, l'habille de ses propres atours, le fait déambuler dans cet appareil à travers la chambre, s'amuse de sa gaucherie. Il ne sait comment se comporter, quels gestes, quelle attitude prendre. Il a honte. Le désir le paralyse, il attend qu'elle décide, qu'elle aille plus loin. Elle soulève les jupes, dénude les fesses, les empoigne, glisse la main entre les cuisses, jusqu'au sexe. Le renverse sur le sol. Elle ouvre le corsage dont elle l'a vêtu, révèle les seins, les mord. Le pénètre. Danielle Bassez, le même et l'autre, Cheyne éditeur Une écriture unique. Un livre plein et double. Jamais je et un autre n'ont été autant une . Pamela Burns, Slate Shore II, 2015, oil and marble dust on canvas

Attachements (2)

  Les premiers mots du livre : On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres : nous sommes les seuls à communiquer par le langage, nous seuls avons des conventions sociales et des lois pour organiser nos interactions. Or les humains se distinguent aussi par les relations très singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, l'environnement, le cosmos. Aucune espèce n'entretient de liens si denses avec tant d'autres êtres vivants et aucune n'a un tel impact sur leur destin. Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d'animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s'abriter. Partout, les groupes humains s'attachent effectivement à des animaux qu'ils apprivoisent, qu'ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lesquels ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi, aucune soc...

Un métier

Un métier Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité. Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ? Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des cou...

La photo en noir et blanc

Isabelle Pouchin dans "Les larmes amères d'Hélène" met en scène cette femme très âgée, prisonnière plus ou moins de son lit, et Julie, la jeune femme qui vient l'aider pour les nécessités de sa vie quotidienne. En attendant Julie qui tarde tellement à venir ce soir-là, Hélène ressasse leurs dialogues dans ses souvenirs...      Sa mère lui avait appris à toucher l'écorce d'un pommier, la livrée d'un poirier en fleurs ; il y avait autre chose que les occupations boutiquières, les tâches alimentaires et plus Hélène avait vieilli, plus le mystère s'était épaissi : si la mer se dresse, si la jument met bas, si la source babille et jute la pomme, que cela se répète depuis des millions d'années et que cela échappe comme une foudre. Qu'est-ce que c'est ? Et le chat se prélassant dans une flaque de soleil, en été, le chat pourpré, qu'Hélène ne pouvait plus accompagner dans le jardin, mais dont les regards aigus, les courses subites, les sa...

L'âme

   L'âme adore nager.    Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va nageant. (Si votre âme s'en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l'âme partira avec une démarche et une forme différentes, c'est ce que j'établirai plus tard.)    On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.    Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.    L'âme s'en va nager dans la cage de l'escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l'audace de l'homme, car toujours elle garde un fil d'elle a lu...
  J'oublie Gaza la Tchétchénie Guantanamo. J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs les parents aux yeux éteints - d'où toute lumière a soudain disparu. J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques ceux qui à chaque instant frappent à la frontière d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre. J'oublie le fanatisme des matchs de football l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle. J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances davantage de temps sans les autres. J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche). J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes. J'ai déjà mentionné les politiciens mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise du cynisme de l'étroit...

La Stella Maris

  « Une voile gigantesque passa dressée jusqu’­aux étoiles, tendue en travers d’une coque en bois massif qu’elle entraînait vigoureusement, penchée sous une forte gîte ; la poupe était enfumée ; dans une hutte de palmes séchées, éclairée de l’intérieur par un feu de camp, une famille partageait le repas du soir. Avec sa crèche illuminée et ses odeurs dorées de volaille, le boutre filait vers la rade. Un coup de corne puissant me tourna du côté de la mer. Des feux de navigation signalaient l’entrée d’un cargo dans la passe. Entre le vert et le rouge, sa haute carrure, sa largeur semblaient occuper tout l’espace du chenal. Tout ce qu’il y avait sur l’eau de petites embarcations resserra sa route sur les berges. Le monstre arrivait à vitesse réduite, et presque silencieux, mais on entendait le sifflement de l’air déplacé, le froissement métallique de l’eau sous l’étrave et très vite, la tête en arrière, nous regardions avec crainte et fascination l’énorme surplomb d’acier qui nous cro...

Récits de la Kolyma

Nous voilà face à l'écriture qui s'est risquée si loin pour rapporter quelque chose de l'extrême-humain décharné par la cruauté, l'injustice, la haine. Dans la lecture de ces mots qui font silence et musique. Des secondes de lecture arrêtées, patientes, qui émettent chacune un son différent mais inaudible comme un arbre stoïque dans le froid garde précieusement sa chaleur enfermée. Un temps suspendu. Toute une forêt de lecture. La lecture, intimité dans l'immensité. Une route à tracer. Sur la neige Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge? Un homme marche en tête, suant et jurant. Il déplace ses jambes à grand-peine, s'enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s'en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s'allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s'étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L'homme est reparti, mais le nuage fl...