Ce soir elle n’a pas envie de dormir. Elle va et vient sans bruit pour ne pas éveiller Frank. Vent de force cinq, mer agitée. Derrière la fenêtre le vent secoue brutalement les acacias et bouscule les cyprès. La pleine lune s’installe. La nuit précédente Célia avait été réveillée par un drôle de bruit, régulier, profond. Ce n’était pas celui du ressac. Plus vibrant, chatoyant : les grands préparatifs d’envol des oies bernaches. Voici plusieurs jours que des milliers d’oiseaux bruns et blancs se rassemblaient à la pointe d’Arceau. À marée basse, ils amerrissaient, se survolaient, cherchaient leur place, cancanant, s’exerçant à former l’escadre, nommant leurs chefs de file, évaluant les repères, dans une puissante houle, un adieu aux territoires de l’été, dans l’instinctif besoin, l’attraction irrépressible du voyage.
Frank se retourne bruyamment sur le lit, ouvre un œil et bougonne :
– Tu ne dors pas ?
Comment dormirait-elle quand il se passe, et sans elle, l’évènement ? Des milliers et des milliers d’oies. Elle les imagine. Mieux, elle entend leur ramage, ce chant mystérieux et troublant qui donne à l’étendue une étrange sensation de profondeur. Elle gémit doucement et renverse une chaise. La voix exaspérée de Frank s’exclame :
– Tu viens dormir !
Célia obéit. Elle se serre peureusement contre le bord du lit, occupant le seul espace de son corps allongé. Pas même la place d’ailes repliées. Elle continue d’être toute écoute. Les oies ne semblent pas avoir pris encore leur envol. Le tumulte continue encore confusément.
Célia ne peut plus tenir ! La voiture descend la pente au point mort avant de foncer vers la pointe d’Arceau. Le ciel maintenant dans l’aube qui pointe se couvre de quadrilles d’oiseaux. Hauts déjà au-dessus de l’océan, ils règlent leur ballet sur les courants, écrivant une danse sous les nuages, tantôt se renversant sur les drapés blancs de leurs flancs, tantôt offrant au regard la texture de leurs ailes brunes.
À son retour un arôme de café arrive aux narines de Célia. Frank en tee-shirt noir remplit deux tasses. Il ne demande pas à Célia d’où elle vient. Par la fenêtre ouverte le vent souffle. Célia sourit et se penche au-dehors. Son tee-shirt se gonfle, ses longs cheveux voltigent. Elle se sent une grande envie d’air et de nuages. L’élan qu’elle ressent dans son corps part des orteils, franchit les chevilles, grimpe le long des mollets, des cuisses, circule du bas-ventre au plexus, ralentit dans une gorge nouée, respire bouche bée, narines dilatées, jusqu’à la racine des cheveux. La chevelure vive étrenne le vent entré en flots par la fenêtre. La femme se tend, se dresse sur la pointe des pieds.
– Que fais-tu Célia ? Viens boire ton café !
Les cyprès étalent leur royale ramure à cent coudées au-dessus des oliviers des Indes et des mimosas, avec cet orgueil particulier, cette aspiration à être les plus hauts, les plus mouvants, les plus tendus vers l’éther. Des aigrettes, élégantes dans leur vol immaculé, se posent sur leurs branches.
Frank propose une seconde tasse de café. Il semble de bonne humeur. Célia remercie Frank. La comprendrait-il enfin un peu ?
Tout en éprouvant la chaleur de la tasse, elle ne perd pas de vue les circonvolutions des aigrettes auxquelles s’ajoutent celles des mouettes, des goélands et de quelques palombes. Une aigrette a réussi à se percher sur la plus haute pointe du grand cyprès. Une autre chasse un grand oiseau noir.
Frank sur le point de partir à la pêche, suit avec attention le regard de Célia. Il la contemple avec étonnement, puis sur son visage apparaît un nuage d’irritation. Il paraît vouloir poser une question, se ravise. S’approchant d’elle il quête un baiser. Elle se laisse faire.
Extrait de Célia et l'oiseau, du recueil de nouvelles L'Oiseau-chacal, © Gaspard Nocturne, 2004
Peinture de Sofia Queiros
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