Accéder au contenu principal

Izak

Izak est initié à la musique par la dame au piano mais aussi par la pluie.
Pour l'enfant tout est découverte. Sa sensibilité lui livre toute chose dans son mystère débordant et sans contour.
Le jeune enfant a une étonnante imagination qui lui permet de voir ce qui ne se montre pas, ou de l'inventer. Il a l'oreille fine, il perçoit aussitôt les bruits qui commencent à se faire musique. Il les suit dans leurs aventures, il y trouve son chemin. Il donne sens à ce qu'il rencontre, il profite de tous les indices, tire les ficelles pour les tisser ensemble et avancer parmi le monde qui se construit. Izak est tour à tour émerveillé, terrorisé, traumatisé, abandonné. Il se relève et se remet au tissage de tout ça.
En lisant, l'oreille s'ouvre, le cœur d'enfant nous revient, en partageant un peu de cette histoire qui est immense, forcément trop grande pour notre gourmandise d'adulte, si pressée, si prompte à aller au plus simple, au plus violent, au plus sécuritaire.
Mais cette lecture va nous assagir. Comme transformés par l'enfant nous reverrons l'incommensurable, retrouverons l'ébahissement et même nous ferons l'apprentissage enfantin, presque sans effort, des mots nouveaux à chaque page, qui ont des sonorités fruitées malaises et indo-hollandaise. Et la musique enchanteresse viendra à nous.

« A l'intérieur du train, aucun signe de vie, c'est un train fantôme.
Par mesure de précaution Izac a pris un bâton et il a une pierre dans sa poche. Il marche le long des wagons ; ils sont brûlants, la chaleur lui tire les joues, les lèvres.
Tout en marchant, il trace des lignes sur les vieilles voitures poussiéreuses, son bâton grince. Alors seulement il découvre les trous, il les touche du bout de son bâton. Des impacts de balles ? Sans doute. Il n'en a encore jamais vu.
Ils ont tous été tués, se dit-il, il lève la tête, monte sur un marchepied, mais il n'est pas assez grand pour voir à l'intérieur, il s'en faut de peu mais il n'arrive pas à voir les cadavres des passagers étendus dans le couloir, il n'y arrive juste pas. A moins qu'ils ne soient tous couchés sur le sol, trop effrayés pour passer le nez à la fenêtre ?
Oepoe* allah-e ! Le cri soudain déchire le ciel, le calme bleu de l'après-midi. Saïd Printah est-il devenu fou subitement, un mauvais génie lui a-t-il sauté au cerveau ? Le prince a-t-il traversé tous les wagons en courant, a-t-il grimpé par-dessus les rambardes des plateformes, maintenant il se trouve à l'arrière du train. Même Nesrine ne l'a jamais vu aussi furieux, mata gelap*, l’œil noir de colère. Et il ne cesse de crier "Oepoe allah-e !".
Et puis il revient, fonce en direction de la locomotive. Izak, Nesrine courent derrière lui en trébuchant, elle oublie son cheval, le petit cheval arabe, il les suit du regard, ils ne le voient pas.
Le prince a saisi son fusil. Il le fait tournoyer sauvagement au-dessus de sa tête, est-ce qu'il veut passer à l'attaque ?

[...]

Quand le train s'ébranle dans un grand fracas, ils se laissent tomber quelque part, sans chercher plus loin, jettent dans un coin leurs bagages leur tente et tout le fourbis – ouf ! – enfin ils sont assis. Le sifflet à vapeur hurle ; poussée par le vent, la fumée rase les fenêtres, pénètre à l'intérieur par les fentes et les interstices, du dioxyde de carbone, ça les fait tousser, la banquette oscille, la vitre tremble dans la glissière, la porte du compartiment est secouée, ils se lèvent, veulent regarder par la fenêtre. "Le cheval ! s'écrie Nesrine, nous oublions le cheval !"
Mais le cheval ne les oublie pas, le voici, il arrive au trot à leur hauteur.
Nesrine veut ouvrir la fenêtre, mais la fenêtre est coincée, elle s'ouvre difficilement, zut alors ! Nesrine passe la tête au-dehors, de côté, par l'entrebâillement, sa chevelure flotte devant son visage, elle ne voit plus rien, brave petit, dit-elle, brave bête ! Elle caresse l'air, elle fait des cajoleries.
Les chevaux sont comme ça, Saïd Printah le sait. Fidèles jusqu'à la mort. Il va se rasseoir, désigne à Izak la place à côté de lui. "Dans nos îles du Nord, quelque part, raconte le prince, il y avait un vieux guerrier qui s'était fait enterrer avec son cheval et le reste. Mais l'animal, mon garçon, il ne renonce pas, il creuse avec son sabot, il tire avec sa mâchoire, il tire le vieux de sa tombe avec tige et racines, comme si c'était du gingembre."
Izak entend la voix du prince, il continue à l'entendre mais il ne comprend déjà plus, il entend les coups sourds de la locomotive, le cliquetis des portes et des fenêtres, le ferraillement des roues. Il sent le plancher vibrer sous ses pieds. La banquette de bois sur laquelle il est assis se balance comme un rocking-chair en rotin. Couinements, craquements, avec, dominant le tout, le sifflet à vapeur.
Il somnole et dodeline, bercé par le mouvement du train, il s'endort. Il rêve du soleil qui brille entre les feuilles, il entend un balai glisser sur un certain rythme, frr-frr, pause. Un homme fume dans un hamac. Bapa ? Le clou de girofle crépite quand il tire sur sa kretek*. Frr-frr, pause, fait le balai. La lumière éparpillée a sombré au fond de l'eau comme de la monnaie d'or ; l'eau est si claire, elle clapote tranquillement, l'or va faire des grimaces, la lumière est d'argent maintenant, comme l'eau. La cigarette crépite, le balai balaie, frr-frr, pause, le hamac se balance doucement.
De temps à autre ses yeux s'ouvrent, à moitié, ses cils forment une klamboe*, une moustiquaire, un rideau de bambous.
La locomotive halète. Izak voit le dos de Nesrine, elle est penchée à la fenêtre, ses mains nagent dans l'air, elles cherchent à toucher le petit cheval, il galope aussi vite qu'il peut, il galope le long du train. Izak entend le prince dire : "ils l'égorgent avec le kriss poesaka, du sang avec de petites bulles gicle de son col, ça pétille, ça écume, les sabots frappent sauvagement, ils marchent dans l'air, mais le corps gît sur le dos, il disparaît sous la terre." Izak entend mais ne comprend pas. Il entend le petit cheval courir le long du train, ses sabots qui claquent, ses naseaux ses lèvres qui s'ébrouent qui soufflent qui respirent la vapeur de la locomotive, la fumée lui sort par les oreilles les naseaux. Des étincelles jaillissent sous les sabots, le petit cheval galope sur du feu.
Izak le suit docilement, le feu est une piste dans le noir du sommeil, il l'a déjà vue dans ses rêves, il n'a pas besoin de regarder, ses paupières se ferment d'elles-mêmes. »

P.F. Thomése, Izak, roman traduit du néerlandais par Annie Kroon, Actes Sud, 2011


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Devant moi

Ici-maintenant, devant cet arbre et sous ce rayon de lumière, en ce lieu et cette heure-ci : en me plongeant dans le miroitement et le bruissement de ces feuilles innombrables, comme en suivant toujours plus attentivement, de chacune, la moindre dentelure ou veinure esquissée — et même comment viendrait-on à bout de cette plénitude si généreusement étalée ? Elle se déploie dans limites, dans l’espace comme dans le temps, et l’on peut aussi s’enfoncer sans fin dans son moindre détail : la connaissance que j’en prends sur-le-champ ne s’annonce-t-elle pas inépuisable dans son afflux d’impressions ? En même temps qu’elle apparaît la plus « vraie » : puisque je n’ai encore rien écarté de son objet et ne me suis pas ingéré en lui par le travail de mon esprit ; que je n’ai pas commencé de le construire. Ma pensée ne s’est pas encore mise en branle pour l’investir et le dépecer : ne l’a pas encore conçu comme un système de rapports, ne l’a pas ...

Exercice de nuit

C'est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l'irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand l'on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n'ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre... Pascal, Provinciale XII, 1656 Alechinsky, Exercice de nuit, 1950

Un métier

Un métier Il fallait un métier. Pour gagner sa vie. C'était dans l'ordre des choses. Les choses étaient des murs, des sols, des portes et des fenêtres, des allées, des rues, des barrières, des placards, des vêtements, des bureaux, des horaires, des blouses de travail, des cours de récréation où les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se côtoyaient, échangeaient les mêmes paroles, les mêmes sévérités immuables chaque matin malgré leur renouvellement conforme à l'actualité. Pourquoi son père ne pouvait-il pas comprendre ? Son père qui n'avait jamais échangé une parole avec lui. D'un homme de cinquante ans à un homme de quinze ans. D'un homme de quarante ans à un homme de cinq ans. Jamais. Seulement le silence, la présence rare, les gestes, les directives convenues d'un père à un fils à non pas éduquer mais contrôler, cadrer. Sauf à la belle saison, par chance, quand l'enfant le suivait au jardin, il pouvait lui montrer les dégâts des cou...

Récits de la Kolyma

Nous voilà face à l'écriture qui s'est risquée si loin pour rapporter quelque chose de l'extrême-humain décharné par la cruauté, l'injustice, la haine. Dans la lecture de ces mots qui font silence et musique. Des secondes de lecture arrêtées, patientes, qui émettent chacune un son différent mais inaudible comme un arbre stoïque dans le froid garde précieusement sa chaleur enfermée. Un temps suspendu. Toute une forêt de lecture. La lecture, intimité dans l'immensité. Une route à tracer. Sur la neige Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge? Un homme marche en tête, suant et jurant. Il déplace ses jambes à grand-peine, s'enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s'en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s'allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s'étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L'homme est reparti, mais le nuage fl...

L'âme

   L'âme adore nager.    Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va nageant. (Si votre âme s'en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l'âme partira avec une démarche et une forme différentes, c'est ce que j'établirai plus tard.)    On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.    Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.    L'âme s'en va nager dans la cage de l'escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l'audace de l'homme, car toujours elle garde un fil d'elle a lu...

Chalamov - L'art du récit

 L'art du récit de Chalamov a de multiples facettes. Je ne saurais le définir. Il n'est pas taillé comme un diamant pour scintiller. Il est au contraire lisse et transparent dans ce qui est contenu de lumière autant que d'obscure densité. D'autre part, il se donne toutes les libertés. Dans "La carte des diamants", on touche d'abord aux amarres qui tiennent le récit dans une immensité légendaire, historique, tellurique, presque cosmique, entre les mains des personnages : En 1931, à la Vichéra, les orages étaient fréquents. Des éclairs courts et droits transperçaient le ciel comme une épée. La cotte de mailles de la pluie étincelait et résonnait ; les rochers ressemblaient aux ruines d'un château. — Le Moyen Âge, dit Vilemson en descendant de cheval. Des barques, des chevaux, des rochers... On se reposera chez Robin des Bois. Un arbre puissant à deux pattes se dressait sur une colline. Le vent et la vieillesse avait arraché l'écorce des troncs des de...

L'autre jour (menaces du jour et de la nuit 2e partie)

L'autre jour je me suis rendue chez mon ami Félix comme je le fais très régulièrement. Je précise, mais cela n'a pas beaucoup d'importance, que je ne sais toujours pas si son prénom est celui de sa naissance ou s'il s'agit d'un nom d'emprunt. Félix, quelle gageure pour cet homme énigmatique et sombre. Je sonne à sa porte et comme toujours il met un certain temps à ouvrir, non par mauvaise volonté mais à cause du bruit des machines dans son atelier, il faut sonner plusieurs fois. De plus un long couloir sépare l'atelier de la porte d'entrée, le temps d'achever un geste, de déposer un outil et d'aller d'un bout à l'autre du couloir. Cette fois l'attente est suffisamment longue pour me permettre d'évoquer un temps qui n'est déjà plus. Avant, Didi, sa petite chienne, était la première à réagir à mon coup de sonnette, elle me reconnaissait aussitôt et lançait une suite d'aboiements à travers le couloir pour le prévenir d...

Nous deux encore

    « En 1948, Michaux connaissait un drame qui allait profondément marquer sa vie comme son écriture. Sa femme, alors que lui était en voyage à Bruxelles, était victime d’un terrible accident. Après avoir allumé un feu, sa robe de chambre en nylon s’enflamme. D’un mauvais réflexe, elle ouvre précipitamment la fenêtre. L’appel d’air fait s’embraser sa chevelure. Malgré qu’elle parvienne à s’enrouler dans une couverture, les pompiers l’emmènent à l’hôpital brûlée au deuxième degré, partiellement au troisième. Après un mois de souffrances atroces, elle s’éteint le 19 février. « Nous deux encore 1948 » qui paraît en automne de la même année chez son ami et libraire Fourcade (sous un nom d’emprunt), s’adressant à Marie-Louise, l’épouse défunte, est en prise directe avec cet évènement. Peu de temps après la parution, Henri Michaux se ravise et fait usage de son droit de retrait. Il retire les exemplaires déjà mis en vente et en interdit la diffusion. Jusqu’à sa mort, il en...

Marcottage

     Je marchais et ce mot m’est re-venu, comme re-monté de la terre : marcottage. D’où le rencontrais-je donc ? Vague image de mon grand-père paysan mettant en terre une branche repliée en arceau à partir de la base d’un figuier. Me rejoignait-il de plus loin encore ? D’ancêtres lointains, vraisemblablement serfs comme semblent l’indiquer le patronyme maternel et la généalogie ? Selon le « De agri cultura » de Caton l’Ancien, diverses méthodes de marcottage permettent la multiplication des racines d’une plante, généralement selon une technique rhizomique. Mais il existe aussi le marcottage aérien, celui justement que j’allais effectuer sur  mon orchidée préférée dont une hampe avait refleuri à profusion et dont une autre avait produit un keiki (bébé, rejeton en hawaïen), c'est-à-dire un buisson de feuilles qui commençait à mettre des racines. J’allais devoir séparer le keiki de la plante, le placer dans de la sphaigne bien humidifiée protégée par un manchon ; ...

D'ambre et d'éternité

Il y eut tous ces chants d’oiseaux  déposés amoureusement dans la coquille de  ton oreille finement lobée, que je prenais entre mes lèvres, tous ces parfums de fleurs  offerts à tes narines qui les humaient en plénitude, toutes ces couleurs du printemps dont j’ai fait bouquets à ta contemplation, tous ces fruits que j’ai tendus à ta bouche gourmande. Ainsi, tu es devenu mon jardin. Des automnes t’ont délavé, des hivers t’ont desséché, des printemps t’ont fait renaître et des étés t’ont revêtu de rouge incandescent. Ainsi es-tu devenu le rythme de mes saisons. Et dans mes nuits, au plus loin de mes rêves, nous courons, défiant le temps, à travers les champs, partageons les pommes des paradis de rencontre et nous asseyons près de cet âne, si grave, au regard d’ambre et d’éternité profonde. Le temps, dans ses yeux, nous a oubliés. Noëlle Combet Peinture Annick Servant