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Un rappel


 

Retour à Lemberg

Un livre essentiel, qui concerne la seconde guerre mondiale, et permet aussi de suivre, à travers la vie et l'action de nombreux protagonistes, l'histoire, presque pas à pas, de l'élaboration des concepts juridiques de "crime contre l'humanité" et de "génocide", apparus si indispensables et complémentaires lors du procès de Nuremberg, et dès lors censés, sinon nous protéger, répondre et nous opposer à notre fléau fratricide. La reconnaissance de ces crimes par la justice internationale est une victoire chèrement acquise, elle n'est malheureusement pas une garantie et on ne saurait méconnaître la complexité toujours renouvelée qu'elle offre à notre vigilance, comme le rappelle Philippe Sands dans son épilogue du livre, dont voici un court extrait :

Les procès se succèdent, comme les crimes eux-mêmes. Aujourd'hui, je travaille sur des cas impliquant le génocide ou les crimes contre l'humanité en Serbie, en Croatie, en Libye, aux États-Unis, au Rwanda, en Argentine, au Chili, en Israël et en Palestine, en Grande-Bretagne, en Arabie Saoudite et au Yémen, en Iran, en Irak et en Syrie. Si les accusations de crimes contre l'humanité et de génocide abondent, les idées qui ont inspiré Lauterpacht et Lemkin obéissent pourtant à des trajectoires différentes.
Une hiérarchie informelle s'est imposée. Dans les années qui ont suivi le procès de Nuremberg, le terme de génocide a suscité un vif intérêt dans les cercles politiques et les débats publics. Il est devenu "le crime des crimes", élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l'explique peut-être, mais, comme l'avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l'humanité a été perçu comme le moindre des deux maux. Ce n'était pas là seulement l'effet pervers des efforts menés en parallèle par Lauterpacht et Lemkin. Prouver le crime de génocide est difficile, et comme j'ai pu moi-même le constater dans les cas que j'ai plaidés, administrer la preuve de l'intention de détruire un groupe ou une partie d'un groupe, comme l'exige la Convention sur le Génocide, peut avoir des conséquences psychologiques malheureuses. Cette exigence de la Convention accroît en effet le sens de la solidarité au sein du groupe des victimes et elle renforce, dans le même mouvement, les sentiments négatifs à l'égard du groupe auteur des crimes. Le "génocide", dont la cible est un groupe, tend à aiguiser les sentiment du "nous" contre "eux", il renforce l'identité collective, et peut créer le problème qu'il cherche précisément à résoudre : en montant un groupe contre un autre, il réduit les chances d'une réconciliation. Je crains qu'il ait ainsi affaibli notre conception du crime de guerre ou du crime contre l'humanité, car le désir d'être reconnu comme victime d'un génocide est devenu une "composante essentielle de l'identité nationale", sans véritablement contribuer à la résolution de disputes historiques ou à la réduction du nombre des tueries de masse. Je n'ai pas été surpris par l'éditorial d'un grand quotidien qui, à l'occasion du centenaire des atrocités turques contre les Arméniens, craignait que le terme de "génocide" ne devienne une qualification inutile, puisqu'il "provoque l'indignation nationale plutôt que l'examen sans concession des faits dont le pays a besoin".
Malgré tout, je suis obligé de concéder que le sentiment d'identité collective est un fait empirique. En 1893 déjà, le sociologue Ludwig Gumplowicz notait dans son livre, la Lutte des races, que "l'individu, lorsqu'il vient au monde, fait partie d'un groupe". Cette conception reste vraie. "Notre fichue nature" ["our bloody nature"], écrivait le biologiste Edward O. Wilson un siècle plus tard, "est ainsi faite parce que le conflit groupe-contre-groupe est la principale force agissante qui a fait de nous ce que nous sommes". L'idée que "les gens se sentent contraints d'appartenir à un groupe, et une fois qu'ils en font partie, de le considérer comme supérieur aux groupes concurrents" semble être la caractéristique fondamentale de la nature humaine.
C'est un défi sérieux pour notre système de droit international confronté à une tension tangible : d'une part les gens se font tuer parce qu'ils appartiennent à un groupe ; d'autre part, en insistant sur le sentiment d'identité collective, la reconnaissance de cette appartenance par le droit rend le conflit entre groupes plus probable. Leopold Kohr avait peut-être raison de noter, dans la lettre personnelle et puissante qu'il avait adressée à son ami Lemkin, que le génocide finirait par susciter les situations mêmes qu'il cherchait à corriger.

Philippe Sands, retour à Lemberg

Ernest Pignon Ernest, Les expulsés

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