Cosmopolitisme et Hospitalité, voici deux mots que j'ai envie de faire chanter aujourd'hui. Ils ont l'air un peu ancien. Mais le temps est vaste. Et le présent est partout. D'abord la montagne, où se touchent ciel et terre, comme gambade en liberté. Un air de folie à cueillir comme une fleur de printemps à un pas du gouffre, présent partout aussi. Et un sourire irrésistible, celui d'un écrivain, un des plus graves et des plus cristallins que je connaisse, l'irremplaçable ami John Berger, pas ami personnel, ami universel, grand écrivain activiste et artiste, je lui vois ces trois dimensions indissociables. Né à Londres en 1926, il a vécu une grande partie de sa vie, jusqu'à son terme il y a quelques années, près des paysans qui lui ont fait place parmi eux dans un hameau de Haute-Savoie, tout en poursuivant son œuvre et ses relations dans le monde.
Ces paysans, il les a souvent fait entrer dans ses livres : dans la montagne on vit avec ce qui vous entoure. L'écosystème n'est pas un vain mot, écologie est un mot qui convient. Et les sentiments y ont leur place. L'un de ses récits s'appelle "Souvenir d'un veau", j'en citerai le début.
En manière d'hommage à ces paysans et, par delà, à tous les humains qui tirent leur vie de leur terre, il les nomme "les survivants" (un autre de ses récits a pour titre "Dédié aux survivants"), non dans le sens de qui survit à une catastrophe mais parce qu'ils doivent parvenir chaque jour à surmonter l'adversité pour vivre.
On pourrait aussi les appeler les "subsistants", en référence au mode d'agriculture qu'ils pratiquent encore — l'agriculture de subsistance — qui permet, grâce au surplus inévitable mais aléatoire, de participer aussi à une économie régionale ou au-delà.
En parlant de "subsistants" j'adopte un point de vue qui ne les montre pas au-dessus (sur), sur la crête de la vie, mais en-dessous (sub), dans le socle de l'existence. Depuis ce point de vue (ce sol, comment ne pas évoquer aussi Bruno Latour) on voit, non seulement ce qui leur permet de subsister, parmi les autres vivants, mais aussi ce qui les recouvre et les écrase : aujourd'hui la pollution (un épais couvercle pèse sur les habitants de la vallée de l'Arve), plus généralement la menace bien réelle qui ne vient pas des Cieux ou des Dieux, la perturbation qui ne vient pas du temps qu'il fait mais vient d'un mode de vie humain qui n'est pas le leur, un mode de vie urbain et globalisé, interconnecté à lui-même, artificialisé, bientôt jusque dans son intelligence, et qui aura raison d'eux.
Souvenir d'un veau
Hubert conduisit le veau dans le camion. Il détacha son collier : plus tard il l'accrocherait à un clou dans la grange, prêt pour le prochain veau. C'était un homme fort et très méticuleux. Le maquignon lui demanda son prix. Quand Hubert ne désirait pas parler de quelque chose, il avait l'habitude d'émettre des sons qui en réalité ne constituaient pas des mots mais étaient très convaincants, sonnant comme un quelconque patois. Si Marie lui demandait où il était allé travailler, et s'il pensait à autre chose, il répondait dans ce langage poli et insaisissable. Cette fois, il l'a fait pour obliger l'acheteur à proposer son prix, pour le veau. Le prix ne s'évaluait pas au poids, comme pour la plupart des bêtes, mais à l'estimation. Hubert plia les billets, en fit un petit paquet carré et l'enfonça dans les profondeurs de la poche de son pantalon. Puis les deux hommes allèrent dans la cuisine boire un verre de gnôle.
Chaque fois qu'Hubert passait près du veau dans l'étable, celui-ci reculait d'instinct. Il était attaché tout contre le mur par une chaîne et un collier. Le mouvement le plus ample qu'il pouvait faire était de longer le bas du mur avec sa tête et de donner en l'air des coups avec ses pattes arrière. Le bas du mur était marron, de la bouse de tous les autres veaux qui avaient été attachés là au même anneau.
[...]
John Berger, extrait de La cocadrille, Champ Vallon / La Fontaine de Siloé, 1992
Petit blanc, collage de Myra Coppey
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