Mouvance des remous, vigilance des éclats. Tout miroite, tout change, s'immobilise, se substitue, réapparaît. Les phrases de Claude Simon contiennent tout le livre.
Les promeneurs font une nouvelle halte en haut de la falaise. Assis sur l'herbe, ils contemplent l'immensité à la fois immobile et mouvante qui s'étend devant eux. L'homme s'est assis à l'extrême bord, les jambes repliées, les pointes de ses souliers dépassant dans le vide. Il a posé sa canne à côté de lui et déployé sur ses cuisses le journal dont parfois le vent retrousse ou rabat l'un des coins. Il fait semblant de lire mais, en fait, ne parcourt que distraitement les titres, laissant le plus souvent errer son regard au-delà. Tout en bas, comme du haut d'une maison de plusieurs étages, on peut voir la grève d'où la mer s'est retirée laissant à découvert un tapis de galets dont la couleur change suivant une ligne qui correspond à la limite atteinte par le flot à marée haute, tout au moins par temps calme, comme ces jours. Au pied même de la falaise les galets forment une bande blanche, comme de menus ossements accumulés, comme un long cimetière de carcasses et de squelettes concassés, rejetés par les tempêtes et blanchis pas le sel. Plus loin ils se teignent d'un vert sombre, presque noir (des mousses ou de petites algues accrochées à leur surface) tandis qu'ils se font moins serrés, laissant apparaître le sable mouillé et brun qui sertit quelques gros blocs qui, entraînés par leur poids, ont roulé sur eux-mêmes jusqu'à une assez grande distance. Par l'effet des remous, le sol s'est peu à peu creusé sous eux de sorte qu'ils n'émergent qu'à moitié dans l'étendue que la mer a découverte en se retirant, absolument nue et lisse, d'une couleur fauve aux reflets bleutés où ils se trouvent enchâssés. Des mares d'eau stagnante miroitent ça et là dans l'ossuaire de galets noircis par les algues. Quelques minuscules silhouettes perdues dans l'étendue se déplacent lentement de l'une à l'autre, s'arrêtant, se penchant, s'attardant, fouillant dans les anfractuosités à la recherche de crabes ou de coquillages.
Claude Simon, Leçon de choses.
Chute de mare, dessin de Muriel Carrupt.
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