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Un art expressionniste (1)


Le tramway porte, transporte, fait apparaître, traverse toutes sortes de paysages.
Ici c'est un lieu particulièrement minéral, des animaux particulièrement victimisés, qui sont les outils descriptifs servant à l'écrivain à créer le texte à partir de sa mémoire revisitée.

 [...] le mari de ma tante nous amena en auto avec elle jusqu'à un hameau, si l'on peut donner ce nom au rassemblement de quelques maisons plus ou moins délabrées (même pas, comme on peut encore en voir en haute montagne, faites de pierres sèches et couvertes de lloses : sommaires, enduites d'un sordide crépi grisâtre, le toit fait de tuiles mécaniques) au flanc pierreux de la montagne (à peu près à la hauteur où, au début de l'automne on pouvait, de la plaine, voir les premières neiges), le (comment dire : hameau ?) apparemment déserté, quoique à cette heure on eût pu penser que les hommes étaient aux champs (mais il n'y avait pas de champs : seulement des pierres...), sauf trois femmes vêtues elles aussi de noir, debout sur un seuil, qui regardaient de loin, sans bouger, l'âne planté en travers, au beau milieu du chemin, au poil gris, aux os saillants, entouré d'une nuée de minuscules moucherons accrochés en grappe autour de ses yeux et d'une plaie rouge vif qu'il avait au garrot et refusant de bouger lorsque le mari de ma tante descendu de l'auto essaya de le chasser, continuant de se tenir là, aussi immobile que s'il avait été en pierre, jusqu'à ce qu'elle descendit à son tour, s'avança vers lui, dit quelques mots en même temps qu'elle lui donna une tape (une seule) sur l'encolure, sur quoi il s'éloigna nonchalamment, une partie des moucherons qui suçaient la plaie rouge foncé s'envolant, entourant l'auto découverte, se posant sur nos visages, particulièrement nos lèvres, impossibles à chasser, obstinés, tandis qu'en attendant son retour le mari de ma tante manœuvrait l'auto dans le sens de la descente sur le sommet aplati d'un cône des déblais, devant l'entrée, au flanc de la pente, de ce qui avait été une mine de fer, maintenant abandonnée, dont subsistait encore la ligne de pylônes soutenant des câbles distendus où étaient accrochées, pendant de guingois au dessus du vide et se balançant faiblement au gré du vent — dans le ciel où planait en larges cercles, immobile et les ailes déployées, un aigle — quelques bennes rouillées.

Claude Simon, Le tramway

Photo Alain Gérardot-Paveglio

 

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