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Les yeux bleus


 C'est le début d'un récit de Varlam Chalamov. 
Ce début, je l'appelle "Les yeux bleus", d'ailleurs, ce sont ses premiers mots.
J'aurais pu l'appeler "Où va
l'enfance se réfugier", car si l'on regarde attentivement ce qui se déroule en cet homme, jusqu'au grillage de la fenêtre au pied de laquelle il s'anéantit, c'est ce drame qui se joue.
Ou peut-être l'aurais-je appelé "Leçon de lecture", car le récit est comme un visage, c'est lui qui nous apprend comment le lire.
L'enfance, l'écoute, la lecture sont proches compagnons qui ne veulent pas se séparer.
Là n'est pas tout ce que dit le récit. Et beaucoup de choses encore entrent et sortent par les récits de Chalamov. C'est une écriture qui est parvenue à rester ouverte.

  Les yeux bleus pâlissent. Au fil des ans, les yeux couleur bleuet de l'enfance prennent une teinte bleu-gris, sale et trouble de vivoteur médiocre, ou deviennent les tentacules vitreux des juges d'instruction ou des gardes, ou se transforment encore en regard "d'acier" des soldats : il y a beaucoup de nuances. Mais il est extrêmement rare que les yeux gardent la couleur de l'enfance...
Un faisceau de rayons de soleil était morcelé par les croisillons du grillage de la prison en plusieurs faisceaux ténus ; quelque part, au centre de la cellule, ces faisceaux de lumière se fondaient de nouveau en un flot ininterrompu d'un rouge doré. Dans ce jet lumineux miroitait le fourmillement de grains de poussière. Les mouches qui se retrouvaient dans ce rai de lumière devenaient elles aussi toutes dorées comme le soleil. Les rayons du couchant tombaient droit sur la porte renforcée de bandes de fer gris et luisant.
Le verrou claqua : c'est un bruit que tout détenu perçoit dans une cellule de prison — qu'il veille ou qu'il dorme, il l'entend à toute heure. Aucune conversation, dans la cellule, ne peut couvrir ce bruit. Aucun sommeil, dans la cellule, ne peut l'atténuer. Aucune pensée, dans la cellule, ne peut... Personne ne peut se concentrer sur quoi que ce soit au point de manquer ce bruit, de ne pas l'entendre. Chacun sent son cœur s'arrêter quand il entend cliqueter le verrou : c'est le destin qui frappe à la porte de la cellule, dans les âmes, les cœurs et les esprits. Chacun se sent pris d'angoisse. On ne peut confondre ce bruit avec aucun autre.
Le verrou cliqueta, la porte s'ouvrit et le flot lumineux jaillit hors de la cellule. Par la porte ouverte, on pouvait voir que les rayons avaient franchi le couloir et, passant la fenêtre, avaient survolé la cour de la prison pour aller se briser contre les vitres du bâtiment d'en face. Tous eurent le temps de voir, tous les soixante détenus de la cellule sans exception, pendant le court laps de temps où la porte resta ouverte. Puis la porte claqua avec un bruit mélodieux, comme celui des vieux coffres dont on referme le couvercle. Et tous les détenus qui avaient avidement surveillé l'envol du flot lumineux, le mouvement du rayon de soleil, comme s'il s'agissait d'un être vivant, de leur frère et ami, tous comprirent que le soleil était de nouveau enfermé avec eux.
C'est seulement alors que tout le monde vit, près de la porte, un homme dont la large et noire poitrine recevait de plein fouet les rayons dorés du couchant et qui plissait les yeux sous l'effet de cette brutale clarté.
Cet homme n'était pas jeune, il était grand, avait de larges épaules, une épaisse toison de cheveux clairs lui couvrait toute la tête. Ce n'est qu'en le regardant de près qu'on pouvait deviner que le grisonnement avait depuis longtemps éclairci ses cheveux blonds. Son visage ridé, semblable à une carte en relief, était grêlé de profondes marques de variole qui ressemblaient à des cratères lunaires.
L'homme portait une vareuse en drap noir, sans ceinture, déboutonnée sur sa poitrine, un pantalon bouffant également en drap noir et des bottes. Il froissait entre ses mains une capote noire partiellement élimée. Ses habits tenaient à peine : on en avait enlevé tous les boutons.
— Alexeïev, dit-il à voix basse, en mettant la paume de sa grande patte poilue contre sa poitrine. Bonjour...
Mais tout le monde allait déjà vers lui, le réconfortait du rire nerveux et explosif du détenu, lui tapait sur l'épaule, lui serrait les mains. Le staroste de la cellule, un chef élu, s'approchait déjà du nouveau pour lui montrer sa place.
— Gavriil Alexeïev, répétait l'homme qui ressemblait à un ours. Et il ajoutait : Gavriil Timofeïevitch Alexeïev...
L'homme en noir fit un pas de côté et le rayon de soleil ne nous empêcha plus de voir ses yeux : ses grands yeux couleur bleuet — des yeux d'enfant.
[...]

Varlam Chalamov, Le premier Tchékiste, extrait de Récits de la Kolyma.
Peinture de Otto Dix

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