Isabelle Pouchin dans "Les larmes amères d'Hélène" met en scène cette femme très âgée, prisonnière plus ou moins de son lit, et Julie, la jeune femme qui vient l'aider pour les nécessités de sa vie quotidienne. En attendant Julie qui tarde tellement à venir ce soir-là, Hélène ressasse leurs dialogues dans ses souvenirs...
Sa mère lui avait appris à toucher l'écorce d'un pommier, la livrée d'un poirier en fleurs ; il y avait autre chose que les occupations boutiquières, les tâches alimentaires et plus Hélène avait vieilli, plus le mystère s'était épaissi : si la mer se dresse, si la jument met bas, si la source babille et jute la pomme, que cela se répète depuis des millions d'années et que cela échappe comme une foudre. Qu'est-ce que c'est ? Et le chat se prélassant dans une flaque de soleil, en été, le chat pourpré, qu'Hélène ne pouvait plus accompagner dans le jardin, mais dont les regards aigus, les courses subites, les sauts de sabbat sur une mouche, racontaient des histoires incalculables, de celles qu'elle aimait dire aux écoliers, [...]
— Voyez-vous, Julie, si je n'aime pas tellement la photographie, c'est parce qu'elle est trop raide, c'est tout l'un ou tout l'autre, ça manque de nuances. En fait, avec vos photos en noir et blanc, vous ne jouez que sur un dosage ombres/lumière, alors que la peinture multiplie la scène.
— Donc elle triche alors, la peinture ! Moi, je veux coller à la réalité.
— Mais ma petite, c'est impossible. Cela n'existe pas la réalité. On emploie ce mot parce que c'est pratique, mais vos yeux ne voient pas pareillement mes rosiers de Damas que les miens.
— Tiens ! quand Moumoune ramène une souris vivante sur votre lit, j'y vois peut-être un éléphant ! Et quand nos sirotons un thé, en bavassant comme des alouettes...
— Non, pas alouettes, Julie et puis nous philosophons, enfin, nous essayons.
— Moi, justement j'adore philosopher avec les ombres et la lumière. Voilà des photos ! Mes photos ! Connaissez-vous cette histoire très ancienne de la Chinoise, sur son tatami ?
— Si c'est un voyage, je vous écoute de suite.
— Oui, c'en est un, justement. Voilà. Cette femme jeune avait une passion, depuis qu'elle avait du temps libre, après que son époux de pêcheur avait trouvé par hasard un sac d'or. Lequel de bonhomme se lamentait d'ailleurs, car son épouse au lieu de jouir de cette manne en festivités de toutes sortes, passait son temps à contempler un bel arbre centenaire, un chêne. Pratiquement toute la journée, elle s'adonnait à ce rituel, assise en tailleur sur son tatami, parée pour l'occasion de son plus beau kimono. Serré d'un obi de soie ponceau. Elle regardait le chêne. Elle regardait. Un jour que son mari excédé lui demandait la raison de cette manie, elle lui répond "Mais rien ne vous empêche de vous amuser, mon ami, partez si le cœur vous en dit. Moi, il me suffit de regarder cet arbre pousser. Là, sur ce tatami, je prends conseil." L'homme pensa qu'elle était folle. Quand elle ajouta qu'elle était fascinée non par l'arbre, mais par les ombres de l'arbre qui croissaient et décroissaient, il l'assomma, la roula dans un sac, partit en barque et la jeta par-dessus bord.
— Et puis ?
— Et puis l'arbre perdit toutes ses feuilles. L'année d'après, le tronc devint creux. Un vent mauvais le déracina.
— Et le mari ?
— L'histoire n'en dit rien. Mais quand je prends en photo les arbres de votre jardin, si vous observez attentivement les clichés, vous trouverez des suggestions. Pour ça, le noir et blanc, c'est idéal.
— Vous en connaissez beaucoup d'histoires, Julie ?
— C'est à dire que je vous en raconterai autant que vous m'en conterez !
Isabelle Pouchin, Les larmes amères d'Hélène, Editions La feuille de Thé, 2016
Anne Nouwynck, photographie
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